Divisions des sciences et puissance normative de la division platonicienne (2024)

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Cet article examine l’application de la division platonicienne à la science et à la technique (RépubliqueVII, 521c1‑540c4; Sophiste, 219a5sq.; Politique, 258b1sq. et Philèbe, 55c‑59d). La science, aussi comprise comme technique, se définit normativement dès lors qu’une science fausse est une contradiction dans les termes. La particularité de cet objet implique donc, non seulement d’examiner et de décrire un ensemble de pratiques, mais de séparer bons et mauvais usages. En questionnant d’une part l’absence de linéarité et l’apparent arbitraire dans le choix des différences spécifiques, de l’autre les variations et incompatibilités entre différentes divisions d’une même science d’un dialogue à l’autre, on montre que la division se dote d’un but clair: mettre en évidence la dimension normative de la technique, au-delà d’une simple classification.

This article examines the application of Platonic division to science and technique (RepublicVII, 521c1-540c4; Sophist, 219a5 ff.; Politics258b1ff. and Philebus55c‑59d). This practice is defined normatively, since a false science is a contradiction in terms. The specific nature of this subject means that we need not only to consider and describe a range of procedures, but also to separate good practice from bad practice. By examining, on the one hand, the absence of linearity and the apparent arbitrariness in the choice of specific differences, and on the other one, the variations and incompatibilities between different divisions of the same science from one dialogue to another, we show that division has a clear purpose: to highlight the normative dimension of technique, over and above a simple classification.

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Index terms

Mots-clés:

Bien, Division, Empeiria, Philèbe, Platon, Science, Technique, Savoir-faire

Keywords:

Craft, Division, Empeiria, Good, Philebus, Plato, Science, Skill

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Outline

Introduction

1.Philèbe, 55c‑59d: diviser les sciences

2.Différence d’objet ou degré de pureté?

3.Absence de linéarité des divisions successives

4.hom*onymie ou altérité interne?

5.Philèbe et Politique: le cas particulier de la stratégie

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  • 1 Le genre de départ peut englober des ἐπιστήμαι, des τέχναι ou des μαθήματα.

1Le présent travail vise à interroger le fonctionnement de la division platonicienne à travers l’examen de son application à un objet qui pose un enjeu axiologique, normatif fort: la science, parfois également désignée comme technique. La science désigne un ensemble défini normativement: une science fausse serait une contradiction dans les termes. Les termes τέχνη et ἐπιστήμη sont utilisés de manière quasi interchangeable dans l’extrait du Philèbe (55c-59d) auquel ce travail s’intéresse en particulier; cette équivalence est encore prolongée par les quelques passages des Dialogues qui procèdent à une division des sciences ou des techniques, dans la République (VII, 521c1-540c4), le Sophiste (219a5sq.) et le Politique (258b1sq.)1.

  • 2 Le présent examen a donc le mérite de poser frontalement la question de la dimension axiologique d (...)
  • 3 RépubliqueVII, 521c1-540c4; Sophiste, 219a5sq.; Politique, 258b1sq. et Philèbe, 55c‑59d.
  • 4 Le terme de «coupe» (τμῆμα) désigne souvent une opération de division particulière dans les dial (...)

2Pour une première esquisse de la normativité technique étudiée ici, on peut distinguer entre l’opérativité, l’efficacité de la technique qui parvient à un certain résultat et, d’autre part, la capacité à rendre compte rationnellement de sa pratique, qui pose ultimement la question de son articulation au Bien ou de sa bonne finalité dans un sens proprement axiologique. La norme qui définit cette science ne saurait se réduire à la simple efficience opératoire, comme le montre l’opposition constante à la «routine», ou à toute pratique stochastique, dont l’efficacité pratique ne saurait rendre compte d’aucune norme cognitive objective. Ainsi, la simple habileté, la pure efficacité mécanique est axiologiquement neutre, alors que la bonne finalisation inhérente à la science, du fait de son lien essentiel à la vérité, implique une dimension normative2. Cet article part de l’hypothèse selon laquelle c’est précisément cette normativité de la technique ou de la science que les divisions s’attachent à mettre en évidence dans les extraits étudiés3. C’est pourquoi l’absence de linéarité des divisions successives, qui ne décrivent pas un emboîtement régulier, ne serait pas un vice de forme au regard d’une démarche qui serait classificatoire, mais pourrait procéder très directement de cette finalité. L’arbitraire apparent de la différence spécifique qui détermine la «coupe»4 trouve une explication dans ce but: mettre en évidence ce qu’implique le concept de technique. La dimension normative de cette définition ne saurait se traduire dans une démarche classificatoire.

  • 5 Voir en particulier, sans reprendre toutes ses conclusions sur «Plato’s philosophy of science», (...)

3Ce travail privilégie le passage du Philèbe (55c‑59d) car il explicite clairement la dimension axiologique de la définition de la science. Dans un premier temps, il s’agit donc d’examiner en détail ce passage et de voir en quel sens il peut s’agit d’une «division» et de déterminer son fonctionnement précis. Si les commentateurs et commentatrices, pour une grande part, estiment qu’il n’y a pas pure classification, mais hiérarchisation des sciences5, comment l’expliquer et comment cette hiérarchisation s’articule-t-elle au geste de la division? Dans un second temps, la discontinuité des divisions et la question de l’hom*onymie que dénoncent non seulement le Philèbe mais les autres passages étudiés, en distinguant technique véritable et routine empirique confondue sous le même nom, me conduiront à étudier une technique particulière parmi celles qui s’intègrent aux divisions du Philèbe, pour voir comment elle est définie tout différemment au sein des divisions des techniques dans le Politique. La stratégie est assimilée, dans le Philèbe, aux activités stochastiques, aux routines, mais elle se trouve qualifiée de technique précieuse et apparentée dans le Politique. J’utiliserai cette contradiction apparente pour éclairer la finalité et le fonctionnement des divisions platoniciennes.

  • 6 Philèbe55c4‑9: καθαρώτατόν ἐστ' αὐτῶν φύσει.

4Le terme de διαίρεσις apparaît dès la ligne15a7, pour caractériser la «méthode divine» introduite au début du dialogue (16c5‑17a5, puis 18a6‑b4) qui semble opérer par divisions et rassemblements. Ce qui prévaut avant tout au cours de l’examen des sciences, c’est de mettre à part, de séparer, au sein de «l’intellect et la science» (νοῦς καὶ ἐπιστήμη) ou de «la science relative aux savoirs» (ἠ περὶ τὰ μαθήματα ἐπιστήμη), ce qui est d’abord désigné comme «la partie la plus pure par nature au sein des sciences»6. La division consisterait à hiérarchiser, mais surtout, elle isole la partie la plus scientifique, l’élément pur de la scientificité au sein des techniques. C’est ce qui motive les divisions successives, qui consistent non pas à classifier les sciences, mais à isoler (χωρίζω, 55e1) les parties les plus pures des autres. On trouve pour ce faire plusieurs marqueurs de la division dichotomique: le balancement τὸ μέν… τὸ δέ en55d1-5 ou l’usage du génitif partitif. La progression d’une division à une autre peut s’opérer en divisant le membre isolé juste avant, par exemple avec une forme de datif locatif (par exemple, en55d5: «au sein des sciences manuelles», ἐν ταῖς χειροτεχνικαῖς).

  • 7 Voir Philèbe36c‑42c sur l’examen des plaisirs et douleurs vrais et faux.
  • 8 S.Delcomminette, Le Philèbe de Platon. Introduction à l’agathologie platonicienne, Leyde- Boston, (...)

5La dimension prescriptive de la définition de la science que l’on cherche à dégager est particulièrement visible dans le Philèbe. D’abord, la comparaison avec l’examen du plaisir7 met en évidence qu’il ne saurait y avoir de science fausse comme il y a des plaisirs faux8. La finalité de la mise à l’épreuve de la science consiste ainsi à isoler ce qu’il y a de plus pur au sein des sciences; elle revient par là identiquement à dégager un critère de division. Pourquoi parler de «critère»? La plus ou moins grande scientificité d’une pratique revient à déterminer son degré de «pureté», redéfinie ensuite comme «précision». «Précision» et «technicité» sont ainsi mises en équivalence dans l’extrait suivant:

56b4‑6

Τεκτονικὴν δέ γε οἶμαι πλείστοις μέτροις τε καὶ ὀργάνοις χρωμένην τὰ πολλὴν ἀκρίϐειαν αὐτῇ πορίζοντα τεχνικωτέραν τῶν πολλῶν ἐπιστημῶν παρέχεται.

Quant à la construction, je pense, le très grand nombre de mesures et d’outils dont elle fait usage lui procure une grande précision et lui fournit une technicité supérieure à la plupart des autres sciences.

  • 9 S.Delcomminette, loc.cit., p.510 qui renvoie également à R.Hackforth, Plato’s Philebus (trad., (...)

6Il semble difficile de parler de différence spécifique dans la mesure où c’est en fait continûment le même critère qui commande chaque distinction. Le comparatif est ainsi révélateur (souligné dans l’extrait cité); on le retrouve encore aux lignes55d5-10 qui examinent, «au sein des sciences manuelles» (ἐν ταῖς χειροτεχνικαῖς), s’il n’y a pas «une partie qui comporte plus de science et une autre moins» (τὸ μὲν ἐπιστήμης αὐτῶν μᾶλλον ἐχόμενον, τὸ δ' ἧττον ἔνι). Les tournures comparatives mettent en évidence le dégagement de différents degrés par application du même critère qui élabore véritablement une échelle commune9. De là, la dimension prescriptive des divisions et de la définition de la science impliquée est claire: la science la plus pure, qui correspondra à la dialectique, explicite en quoi consiste la scientificité. Celle-ci est manifestée plus ou moins parfaitement par les différentes disciplines.

7Cependant, même s’il est clair qu’il ne peut y avoir de science fausse comme il y a des plaisirs faux, l’ensemble des sciences est traversé d’une altérité interne, notamment entre une composante stochastique et une composante proprement scientifique. En effet, sans cela, il n’y aurait même pas de sens à distinguer des degrés de scientificité variés au sein de l’ensemble des disciplines. L’opération de «séparation» à laquelle s’attachent les divisions successives présuppose que les sciences comportent une partie plus pure et une autre moins pure, comprises comme plus et moins parfaitement scientifiques. Suivons donc les divisions successives qui modalisent cette différence interne à l’ensemble des sciences.

8À cet égard, mon hypothèse de travail est la suivante: l’absence de linéarité des divisions est révélatrice des enjeux normatifs de la définition de la technique. Pourquoi parler d’absence de linéarité? On observe une oscillation entre les divisions en fonction de l’objet des différentes sciences et leur degré de pureté. Il n’y a pas nécessairement contradiction entre ces deux perspectives, qui peuvent tout à fait modaliser une même différence, sous deux aspects complémentaires. Il faut précisément examiner ce qu’il en est. Le texte manifeste une variation de point de vue sans explicitement en rendre compte.

9La première division semble d’abord procéder en fonction de l’objet des différentes «connaissances qui portent sur les savoirs»:

1055d1‑4

11{ΣΩ.} Οὐκοῦν ἡμῖν τὸ μὲν οἶμαι δημιουργικόν ἐστι τῆς περὶ τὰ μαθήματα ἐπιστήμης, τὸ δὲ περὶ παιδείαν καὶ τροφήν. ἢ πῶς;
{ΠΡΩ.} Οὕτως.

12So.— Alors nous trouvons, je pense, au sein de la science relative aux savoirs, la partie démiurgique et d’autre part celle qui porte sur l’éducation et la formation; n’est-ce pas?
Pro.— Oui.

13Cette division oppose sciences de la fabrication (δημιουργικόν) d’une part, de l’éducation et de la formation (τὸ δὲ περὶ παιδείαν καὶ τροφήν), de l’autre. Ces deux membres semblent tout à fait distincts et l’on progresserait de façon attendue puisque l’on se concentre sur ce qui semble correspondre au δημιουργικόν en se restreignant ἐν δὴ ταῖς χειροτεχνικαῖς (à «l’ensemble des sciences manuelles», 55d5), si l’on accepte l’équivalence stricte entre ces deux dénominations.

  • 10 Phédon107d3-4, référence d’E.Benitez, art.cit.
  • 11 V.Goldschmidt, «La ligne de la République et la classification des sciences», in Questions plat (...)

14La première division semble donc procéder en fonction du domaine, si ce n’est de l’objet: la fin productrice est distinguée d’objets immatériels. Dans le Phédon10, le syntagme παιδεία καὶ τροφή désigne précisément ce que l’âme emporte avec elle dans l’Hadès; le contexte du dialogue établit explicitement leur immatérialité. Ce rapprochement permet d’interroger l’ambiguïté de la différence spécifique qui permet d’opérer la division. En effet, comme l’avançait V.Goldschmidt11, le critère de la pureté rejoint ici la différence d’objet étant donné que l’immatérialité permet précisément une mesure tout à fait «précise».

15Le texte lui-même souligne cette correspondance, en bilan des trois premières divisions: la différence d’objet a laissé place au critère de la clarté.

57b5‑7

ἆρ' οὐκ ἐν μὲν τοῖς ἔμπροσθεν ἐπ' ἄλλοις ἄλλην τέχνην οὖσαν ἀνηυρήκειν σαφεστέραν καὶ ἀσαφεστέραν ἄλλην ἄλλης;

Mais quoi, dans ce qui précède, n’avait-on pas découvert que les techniques ne se distinguent pas seulement les unes des autres par ce sur quoi elles portent, mais aussi par leur plus grande clarté ou absence de clarté?

16Quand bien même il s’avère que la pureté dépend du rapport à la matière, Platon souligne que la conséquence n’est pas immédiate. Ce critère de la pureté n’est pas explicité comme absence de rapport à la matière, mais comme «précision» et «technicité». Il n’y pas contradiction dans l’espèce de flottement que Platon laisse subsister entre objet et pureté, mais il signale bien que l’on doit reconduire le premier à la seconde pour bien comprendre la définition de la scientificité qui est ici en jeu. Ce que l’on peut donc dire au terme de ce premier examen, c’est que la construction des divisions prend appui sur ce glissem*nt pour mieux expliciter les caractéristiques de la science définie à l’issue de l’ensemble des divisions.

17La division qui suit reproduit la même hésitation apparente entre deux terminologies distinctes, alors même que les coupes se suivent. Revenons au passage précis. Socrate entend d’abord distinguer «au sein des sciences manuelles» (ἐν ταῖς χειροτεχνικαῖς) s’il n’y a pas «une partie qui comporte plus de science et une autre moins» (τὸ μὲν ἐπιστήμης αὐτῶν μᾶλλον ἐχόμενον, τὸ δ' ἧττον ἔνι); cette plus ou moins grande scientificité revient à déterminer le degré de pureté d’une discipline ou d’une pratique. Socrate procède alors de la manière suivante:

55d5‑e4

{ΣΩ.} Ἐν δὴ ταῖς χειροτεχνικαῖς διανοηθῶμεν πρῶτα εἰ τὸ μὲν ἐπιστήμης αὐτῶν μᾶλλον ἐχόμενον, τὸ δ' ἧττον ἔνι, καὶ δεῖ τὰ μὲν ὡς καθαρώτατα νομίζειν, τὰ δ' ὡς ἀκαθαρτότερα.
{ΠΡΩ.} Οὐκοῦν χρή.
{ΣΩ.} Τὰς τοίνυν ἡγεμονικὰς διαληπτέον ἑκάστων αὐτῶν χωρίς;
{ΠΡΩ.} Ποίας καὶ πῶς;
{ΣΩ.} Οἷον πασῶν που τεχνῶν ἄν τις ἀριθμητικὴν χωρίζῃ καὶ μετρητικὴν καὶ στατικήν, ὡς ἔπος εἰπεῖν φαῦλον τὸ καταλειπόμενον ἑκάστης ἂν γίγνοιτο.
{ΠΡΩ.} Φαῦλον μὲν δή.

So.— Au sein des sciences manuelles, concevons d’abord s’il ne se trouve pas une partie qui comporte plus de science et une autre moins, et s’il faut estimer la première plus pure et l’autre moins.
Pro.— Eh bien il le faut.
So.— Ne faut-il donc pas distinguer et mettre à part de chacune d’elles les sciences qui sont dirigeantes?
Pro.— Lesquelles et comment?
So.— Par exemple, si de toutes les techniques, en quelque façon, quelqu’un séparait celle du nombre, de la mesure et de la pesée, alors ce qui serait laissé de chacune d’elles serait pour ainsi dire de peu de valeur.
Pro.— De peu de valeur, en effet.

  • 12 M.‑A.Gavray, Platon, héritier de Protagoras. Sur les fondements de la démocratie, Paris, Vrin, 20 (...)
  • 13 D.ElMurr, «Theoretical, not practical: the opening arguments of Plato’s Politicus (Plt.,258e‑2 (...)

18Deux difficultés se posent: d’abord, il faut établir si l’on peut assimiler τὸ δημιουργικόν et αἰ χειροτεχνικαί. Souvent, en particulier dans le Sophiste et le Politique, une division est sanctionnée terminologiquement; c’est pourquoi il est naturel que le changement de dénomination interroge ici. Certains commentateurs supposent une division sous-jacente entre disciplines théoriques et pratiques, telle que τὸ δημιουργικόν relèverait en fait des sciences théoriques12. Une telle hésitation interprétative procède de la difficulté de trouver une division simple du pratique et du théorique chez Platon: la technique de gouvernement définie dans le Politique, par exemple, est γνωστική, tout en ayant une articulation forte à l’action et à une forme de production, quand bien même celle-ci passe par la prescription et se trouve être indirecte13. En un sens, la notion de δημιουργικόν, du fait du fonctionnement paradigmatique de toute production démiurgique chez Platon, n’épouse que malaisément une définition du «manuel», qui serait rapport simple à la matière sans la médiation d’une norme cognitive. Quel sens donner alors à ce glissem*nt terminologique?

19Plutôt que de supposer une telle opposition du pratique et du théorique, dont la simplicité et l’évidence sont loin d’être acquises, et qui en outre n’est pas explicite dans le texte, on peut partir du fait que la séparation d’une partie «hégémonique» s’applique en droit à un ensemble plus large qu’aux seuls «arts manuels»: cela revient à se demander à quel genre s’applique la division entre sciences dirigeantes ou science du nombre, de la mesure et de la pesée. Textuellement, cette interrogation se loge dans l’antécédent de ἑκάστων αὐτῶν: «Ne faut-il donc pas diviser et mettre à part de chacune d’elles les sciences qui sont dirigeantes?».

  • 14 Voir encore M.‑A.Gavray, op.cit., n.1, p.115, qui soutient que la division peut s’appliquer au (...)

20On peut se demander s’il ne s’agit pas d’un type d’approche plus transversale qui ne se limiterait pas, en fait, à une partie seulement au sein des sciences: ce serait en ce cas éprouver l’absence de linéarité des divisions platoniciennes. En effet, cette division porterait sur un genre plus étendu que le seul membre isolé de la division précédente, tel que l’aurait exigé le modèle canonique d’emboîtement taxinomique14. Plus prudemment, notons que l’antécédent de ἑκάστων αὐτῶν n’est pas clair. Renforcée par les variations terminologiques (τὸ δημιουργικόν et αἰ χειροτεχνικαί), l’ambiguïté peut-elle véritablement être involontaire de la part de Platon? Tout se passe de sorte que la division qui met en évidence les «sciences qui sont dirigeantes» (encore davantage mises en exergue par l’effet de redoublement de διαληπτέον par la postposition de χωρίς) se dote d’une pertinence adhoc, tout en soulignant une caractéristique des techniques et des sciences tout à fait générale et d’application plus large. La réplique suivante de Socrate, dans l’extrait cité, semble confirmer l’idée selon laquelle toutes les techniques sont des techniques mixtes qui joignent une dimension métrétique à une dimension stochastique:

So.— Par exemple, si de toutes les techniques, en quelque façon, quelqu’un séparait celle du nombre, de la mesure et de la pesée, alors ce qui serait laissé de chacune d’elles serait pour ainsi dire de peu de valeur.

  • 15 S.Delcomminette, «La juste mesure. Étude sur les rapports entre le Politique et le Philèbe», Le (...)

21L’ensemble de référence sur lequel s’effectue la séparation est explicité: πασῶν τεχνῶν («toutes les techniques»). Il n’est pas absolument impossible d’entendre πασῶν τεχνῶν comme «toutes ces techniques», de sorte que l’on n’en reprendrait que la partie isolée précédemment. Un dernier argument dans le sens d’une division bien plus générale consiste néanmoins dans la référence que construirait le Politique dans le passage sur les deux mesures (283‑284) au Philèbe15: l’existence même des techniques dans leur ensemble est suspendue à la possibilité d’une juste mesure qui n’est pas relative. Cette référence interne aux Dialogues accrédite l’idée d’un enjeu beaucoup plus large qui concerne l’ensemble des techniques, ou la possibilité même d’une technicité véritable, qui dépend en dernière instance d’une norme cognitive objective.

  • 16 J.‑F.Pradeau, Platon. Philèbe (intro., trad. &notes), Paris, Flammarion, 2002, n.252, p.286 dé (...)
  • 17 Le rapport de commandement (ἡγεμονικάς) se traduit ensuite en termes de valeur: ce qui lui est su (...)
  • 18 56c sur la règle, le tour et l’équerre.

22Si les deux divisions devaient se superposer, c’est-à-dire si la séparation des «sciences directrices» constituait précisément la discrimination d’une partie plus pure par opposition à une autre moins pure au sein des « sciences manuelles», alors pourquoi préciser ἑκάστων αὐτῶν? Dire que la division s’applique à chacun des deux membres signifie que, pour la partie moins pure comme pour la plus pure, la composante qui ressortit à «l’art du nombre, de la mesure et de la pesée» s’assortit d’une autre, moins pure (mais peut-être selon un ratio différent). Les commentateurs qui reconnaissent qu’il n’y a pas d’emboîtement linéaire de ces divisions sont tentés de rabattre cette division sur une autre qui serait plus identifiable et explicite dans le corpus: par exemple, celle que l’on trouve dans le Politique aux pages281‑283 et qui isole certaines techniques comme condition d’autres, de sorte à être seulement «cause auxiliaire» (συναίτιον)16. Toutefois, il semble que le rapprochement ne fonctionne pas bien, puisque les instruments en question que fabriquent les techniques auxiliaires sont des fuseaux, des navettes, etc., tels que l’usage commanderait à la production matérielle d’instruments qui lui est préalable. C’est dire ici que la condition de possibilité visée ne prend pas du tout le même sens: le rapport de hiérarchie17 procède de l’usage d’une mesure exacte (plutôt que d’une habileté stochastique). Il est en ce sens révélateur que l’instrument soit ensuite examiné pour l’objectivation matérielle et concrète qu’il incarne d’une mesure exacte18: c’est bien que cette dimension est privilégiée à l’articulation entre usage final et fabrication préalable. La division, même si elle mobilise des distinctions récurrentes chez Platon, traduit toujours les enjeux précis à une enquête dialectique particulière. Ici, l’enjeu précis qu’elle instancie correspond à la normativité inhérente à toute technique authentique, c’est-à-dire à la mise en œuvre d’une mesure cognitive objective qu’elle opère et sans laquelle elle ne serait qu’une pratique stochastique, un coup d’œil ou un tour de main routinier.

23Cette interprétation confirme encore l’hypothèse d’une absence de resserrement linéaire, par divisions successives, sur un ensemble de plus en plus restreint. Au contraire, la discrimination de la composante la plus pure des sciences procède par des divisions qui ne se juxtaposent ni ne s’emboîtent. Pour résumer, par le terme de τέχνη, il est certes possible que l’on s’en tienne aux seules sciences «fabricatrices» ‒ les exemples fournis le permettraient. Il demeure que, pour isoler la science du nombre, de la mesure et de la pesée, on voit s’opérer un glissem*nt d’un classem*nt en fonction de l’objet des différentes sciences au critère de la précision. Nombre, mesure et pesée ne définissent pas un objet spécifique mais une méthode, ou un mode d’appréhension, déclinée par «toutes les techniques» sur des objets différents. En ce sens, les variations de plan qui se traduisent dans une absence de linéarité dans les genres divisés successivement traduisent la primauté de l’enjeu normatif sur la perspective taxinomique.

24Dans la suite du texte, Socrate dénonce une hom*onymie entre ce que le plus grand nombre appelle technique, mais qui se réduit en fait à une routine, une pratique stochastique, et les techniques ou sciences véritables. Comment cette hom*onymie fautive que les divisions mettent en évidence s’articule-t-elle à l’altérité interne aux sciences que l’on a déjà relevée entre une composante plus et une autre moins pure? L’hom*onymie est introduite par le truchement d’une correction lexicale à laquelle procèdeSocrate :

55e5‑56a3

{ΣΩ.} Τὸ γοῦν μετὰ ταῦτ' εἰκάζειν λείποιτ' ἂν καὶ τὰς αἰσθήσεις καταμελετᾶν ἐμπειρίᾳ καί τινι τριβῇ, ταῖς τῆς στοχαστικῆς προσχρωμένους δυνάμεσιν ἃς πολλοὶ τέχνας ἐπονομάζουσι, μελέτῃ καὶ πόνῳ τὴν ῥώμην ἀπειργασμένας.
{ΠΡΩ.} Ἀναγκαιότατα λέγεις.

So.— Ce qui resterait après cela, c’est l’action de conjecturer et d’exercer les sensations par une sorte d’expérience et de routine, en usant des puissances de la stochastique que la plupart appellent des «techniques», elles qui ont parfait leur force par l’entraînement et la peine.
Pro.— De toute nécessité.

  • 19 Voir D.Sedley, Creationism and its critics in antiquity, Berkeley, University of California Press (...)

25On retrouve ici des catégories similaires à celles du Gorgias qui oppose la technique (τεχνή), qui s’appuie sur une connaissance ou plus exactement met en œuvre une norme cognitive objective19, et le «savoir-faire» (ἐμπειρία, τριϐή) qui «bien qu’ignorant a touché au but» (463‑464). La «science du nombre, de la mesure et de la pesée», qui commande à toutes les autres, s’oppose au fait de «faire des conjectures» (εἰκάζειν) et d’«exercer ses sensations par expérience dans une sorte de routine». La proximité avec le passage du Gorgias, qui oppose très largement deux types de «croyance» et ne se limite pas à une catégorie particulière d’enseignements, confirme encore que le Philèbe vise une différence fondamentale propre à définir la science ou le savoir véritable. Cette différence fondamentale pourrait bien opérer de façon transversale, non seulement en faisant que les divisions ne s’enchaînent pas de façon linéaire, mais en revenant à établir une hom*onymie et à «dédoubler» chaque technique en une pratique qui répond au standard mis en évidence par la division et en une routine usurpatrice du même nom. Le geste de la division prendrait un sens bien particulier en distinguant des pratiques hom*onymes. Une fois de plus, l’utilisation de la division est finalement très souple et semble procéder par l’éclairage successif de différences révélatrices du caractère de la science à isoler.

26De fait, au moment de récapituler la division obtenue (θῶμεν διχῇ), l’ensemble divisé par Socrate est explicitement dit être «ce qu’on appelle les techniques» (56c4‑6: τὰς λεγομένας τέχνας). Cette division est introduite plus tôt et l’argumentation de Socrate procède de façon assez inchoative: pour expliciter ce que recouvrent les techniques hégémoniques, on introduit une sorte d’exemple (oἷον), puis on examine l’application de cette division à différentes techniques comme la musique, la médecine et la navigation (56a‑56b), avant de sanctionner cette division à la ligne56c4 comme on l’a souligné.

56a3‑b3

{ΣΩ.} Οὐκοῦν μεστὴ μέν που μουσικὴ πρῶτον, τὸ σύμφωνον ἁρμόττουσα οὐ μέτρῳ ἀλλὰ μελέτης στοχασμῷ, καὶ |σύμπασα αὐτῆς αὐλητική, τὸ μέτρον ἑκάστης χορδῆς τῷ στοχάζεσθαι φερομένης θηρεύουσα, ὥστε πολὺ μεμειγμένον ἔχειν τὸ μὴ σαφές, σμικρὸν δὲ τὸ βέβαιον.
{ΠΡΩ.} Ἀληθέστατα.
{ΣΩ.} Καὶ μὴν ἰατρικήν τε καὶ γεωργίαν καὶ κυβερνητικὴν καὶ στρατηγικὴν ὡσαύτως εὑρήσομεν ἐχούσας.
{ΠΡΩ.} Καὶ πάνυ γε.

So.— Alors la musique en est pleine, je pense, d’abord, elle qui n’accorde pas ce qui est harmonieux par la mesure, mais par entraînement stochastique, comme toute la <technique> de la flûte: chaque <technique> chasse par la conjecture la mesure de chaque corde qui vibre, de sorte à mêler beaucoup d’obscur à très peu de certitude.
Pro.— Rien de plus vrai.
So.— Nous trouverons la médecine, l’agriculture, la navigation et la stratégie dans le même état.
Pro.— Tout à fait.

27Les exemples qui sont donnés opposent la musique, la médecine, la navigation et la stratégie (techniques qui ne sont pas strictement productrices) à la construction (τεκτονική), qui ferait preuve de plus d’exactitude. À nouveau, l’opposition entre métrétique objectivable et pratique stochastique l’emporte sur l’étude rigoureusem*nt circonscrite à tel type de technique étroitement limité. À partir de la ligne56b4, c’est l’utilisation d’instruments qui traduit ce même critère de pureté et sert donc à opposer un ensemble, moins pur, représenté par la musique, qui laisse la plus grande part au coup d’œil ou à l’habileté à conjecturer (τῆς στοχαστικῆς), à un autre qui se rattache à «l’art du constructeur» (τεκτονική).

28C’est l’examen plus attentif de la construction qui donne l’occasion de retravailler le critère de la «pureté» à la ligne56b4‑6 pour le mettre en équivalence avec «précision» et «technicité»:

{ΣΩ.} Τεκτονικὴν δέ γε οἶμαι πλείστοις μέτροις τε καὶ |ὀργάνοις χρωμένην τὰ πολλὴν ἀκρίβειαν αὐτῇ πορίζοντα τεχνικωτέραν τῶν πολλῶν ἐπιστημῶν παρέχεται.

Quant à la construction (Τεκτονικήν), je pense, le très grand nombre de mesures et d’outils dont elle fait usage lui procure une grande précision (ἀκρίϐειαν) et lui fournit une technicité supérieure (τεχνικωτέραν) à la plupart des autres sciences.

29Τέχνη et ἐπιστήμη doivent dans ce contexte viser à la même scientificité, puisque dégager ce qu’il y a de plus pur dans les sciences confine à expliciter amaxima ce qu’est véritablement la scientificité qu’elles ont en partage, définie comme «exactitude» ou «précision» (ἀκρίϐεια). Le lien intertextuel avec les deux mesures du Politique permet de la comprendre comme détermination de l’indéterminé. Ainsi, c’est en fonction de leur précision dans l’accomplissem*nt de cette tâche que les différentes sciences sont classées. On aurait donc là une forme de gradation, non une classification, et une démarche avant tout normative, dont le profit définitionnel est peut-être secondaire. La division, plutôt que de dresser une typologie des différentes sciences, met en évidence, de façon centrale, une altérité interne à toute technique, dont le ratio varie pour chacune.

30Cette perspective est donc solidaire, non seulement de l’absence de linéarité, mais aussi de l’explicitation de l’hom*onymie. On dédouble ces mêmes τέχναι qui sont «les plus précises»: l’art du nombre, de la mesure et de la pesée. On se concentre d’abord sur la «technique du nombre» (ἀριθμητική), en affirmant qu’il y en a une «vulgaire» (τὴν τῶν πολλῶν) et une autre pour «ceux qui sont amoureux du savoir», qui «philosophent» (τὴν τῶν φιλοσοφούντων). Si l’on y réfléchit, on semble ici sortir du périmètre des «arts manuels » ou des «sciences productrices»: les mathématiques peuvent tout à fait, comme l’écrit S.Delcomminette, «faire partie intégrante de[s sciences productrices], par exemple des arts de la construction; mais précisément, ce n’est pas cette partie qui est responsable de la production en tant que telle». La place des «sciences manuelles» ou de «l’espèce productrice» ou démiurgique, en cela, ne consiste pas en un ensemble rigoureusem*nt circonscrit et exclusif. Ce type de discipline constitue plutôt le site privilégié de l’hétérogénéité entre détermination formelle et indétermination matérielle. C’est-à-dire que toute production matérielle met en jeu une matérialité indéterminée qui est structurée selon une norme cognitive objectivable.

31Une comparaison avec une autre division des sciences que l’on trouve au livreVII de la République permet de voir que c’est particulièrement le cas dans le Philèbe. En se concentrant sur un usage vulgaire des mathématiques et un usage proprement philosophique, Socrate met en évidence un bon usage du savoir et peut ainsi montrer que toute τέχνη est double. C’est ce qui permet d’isoler ce qu’est la science en sa pureté et, en réalité, ce qu’est le savoir tout court, puisqu’un mauvais usage n’en laisse subsister que le nom. Ici, Platon neutralise la différence d’objet qui semblait d’abord prioritaire. On retrouve le même type de distinction que dans le livreVII de la République à propos du cursus des gardiens, des lignes521c1 à540c4. Au cours de cet examen, Socrate suggère un dédoublement tout à fait similaire à propos de la numération et du calcul:

RépubliqueVII, 523a1‑3

Κινδυνεύει τῶν πρὸς τὴν νόησιν ἀγόντων φύσει εἶναι ὧν ζητοῦμεν, χρῆσθαι δ' οὐδεὶς αὐτῷ ὀρθῶς, ἑλκτικῷ ὄντι παντάπασι πρὸς οὐσίαν.

  • 20 Traduction P.Pachet, La République, Paris, Gallimard, [1993] 2018, p.371.

—Il y a des chances que <calculer et compter> soi[en]t un de ces enseignements que nous cherchons, conduisant naturellement à l’intelligence, mais que personne n’en use correctement, alors qu’il est tout-à-fait apte à tirer vers ce qui est réellement20.

  • 21 Rep.VII, 526e6‑7: Οὐκοῦν εἰ μὲν οὐσίαν ἀναγκάζει θεάσασθαι, προσήκει, εἰ δὲ γένεσιν, οὐ προσήκει

32Il y a dans la République, de manière similaire au Philèbe, distinction d’un usage vulgaire erroné et d’un bon usage des techniques examinées: «si [une science] contraint à contempler l’essence, ce qui est, elle convient; si c’est ce qui devient, elle ne convient pas»21. La différence entre les deux extraits se loge ici: les divisions du Philèbe ont explicité de quelle façon la scientificité pure pouvait se mêler à la réalisation d’une activité pratique alors que la République insiste davantage sur l’opposition binaire entre bon et mauvais usage (notamment du fait du contexte, parce que la finalité est éducative). Cette perspective propre au Philèbe est éclairante pour reconsidérer la suite des divisions dans le passage étudié: l’absence de linéarité des divisions semble se manifester dans la succession de coupes suivante: (1)on sépare d’abord sciences de l’éducation et activités démiurgiques pour se porter (2)aux activités démiurgiques ‒ mais sans doute pas exclusivement, comme on en a souligné l’ambiguïté ‒, parce qu’elles feraient mieux apparaître la supériorité de la partie hégémonique de la science au sein du mélange, au sein de pratiques qu’on pourrait dire mixtes. (3)Ensuite, de façon inattendue, on se porte finalement à l’autre partie isolée par la division, la plus pure:

56c4‑d9

So.— Divisons donc en deux ce qu’on appelle les techniques, les unes, comme la musique, suivent dans toutes leurs réalisations une précision moindre, les autres, comme la construction, une plus grande.
Pro.— Soit.
So.— Parmi ces <techniques>, les plus précises sont celles qu’on a dit à l’instant être les premières.
Pro.— L’arithmétique, tu me semblerais dire, et toutes les techniques que tu appelais avec elle à l’instant.
So.— Tout à fait. Mais, Protarque, ne faut-il pas dire qu’elles aussi, elles sont doubles, ou alors quoi?
Pro.— Quelles sont-elles, dis-tu?
So.— L’arithmétique, d’abord, ne faut-il pas déclarer qu’il y en a une pour le grand nombre et une pour ceux qui philosophent?
Pro.— Par où ferait-on donc passer la limite qui sépare l’une de l’autre arithmétique?
So.— Cette limite n’est pas de petite importance, Protarque.

  • 22 V.Goldschmidt, Les Dialogues de Platon. Structure et méthode dialectique, Paris, PUF, 1947, p.25 (...)

33L’hypothèse que l’on a avancée consiste à faire valoir que les divisions font apparaître une différence plus fondamentale, qui est une limite interne transversale aux parties séparées22. On peut même dire que l’extrait du Philèbe fait ainsi ressortir de façon particulièrement saillante (par comparaison avec RépubliqueVII, notamment) le propre de la science comme opération de détermination de l’indéterminé par l’examen de techniques qui ont affaire à cette hétérogénéité. En ce sens, la priorité a été laissée sans justification aux sciences «productrices», mais peut s’expliquer: leur fonctionnement est davantage révélateur de la différence qui est ici décisive entre «clarté» et «absence de clarté» (ou routine et science véritable) que les sciences de l’éducation ‒ les exemples de la musique, de la médecine, de la navigation et de la construction l’ont montré. On ne parvient pas tant, à l’issue de cet examen, à établir une classification des τέχναι qu’à voir, plutôt, l’ensemble des enseignements et activités qui portent ce nom traversé par cette différence fondamentale. C’est là notamment le but de l’hom*onymie de deux usages que l’enquête a opposés.

  • 23 S.Delcomminette, op.cit., p.512.

34C’est toujours une hiérarchisation qui constitue l’enjeu principal; son intérêt dans le contexte de l’enquête sur les plaisirs et l’intellect consiste à mettre en évidence ce que doit être la science en propre. La multiplication de perspectives différenciées (division selon l’objet ou le domaine, ou selon la pureté, opposition d’hom*onymes) est encore prolongée jusqu’au moment de faire intervenir la dialectique comme science la plus haute (c’est dire qu’elle s’identifie finalement au critère même de la hiérarchisation, comme le souligne S.Delcomminette qui parle d’«auto-référentialité» de la dialectique23). La différence d’objet revient en effet après l’introduction de la dialectique comme discipline supérieure au sommet de la hiérarchie. On a été tenté de voir la différence d’objet comme un simple symptôme de la différence de précision, qui est vraiment le critère qui traduit la recherche de «pureté», pour finalement souligner que, plus fondamentalement, les deux sont liés. La division par l’objet, ou une supposée division du pratique et du théorique, dépend donc plus fondamentalement d’un type de rapport au réel qui est celui de la dialectique et que le concept de «précision», lié à celui d’une «juste mesure», explicite. Ce critère trouve une traduction dans la superposition de coupes potentiellement concurrentes et dans le fait que leur succession ne décrit pas un empilement clair. Pour les plaisirs, on a réellement isolé les bons plaisirs des mauvais; ici, même si toutes les sciences sont censément bonnes, tout se passe comme si la lectrice – ou le lecteur – était invitée à porter un regard rétrospectif sur ce qu’on désignait comme ἡ περὶ τὰ μαθήματα ἐπιστήμη: la notion n’était pas prise dans le sens strict d’une ἐπιστήμη comprise dans son opposition à toute technique qui aurait à faire à l’élément matériel.

  • 24 Sophiste, 221c9, 221d1, d3, infine ἄτεχνος (219a5, 219a7).
  • 25 19a5, voir aussi 221c9 et 221d5: τινα τέχνην ἔχοντα.
  • 26 Voir S.Rosen, Plato’s Statesman. The Web of Politics, NewHaven-Londres, Yale University Press, 1 (...)
  • 27 Voir notamment L.Brown, «Definition and Division in Plato’s Sophist», in D.Charles (éd.), Defi (...)

35Si l’on y réfléchit, il se passe un phénomène similaire dans le choix du genre de départ dans le Sophiste et le Politique: l’opposition du particulier (ἰδιώτης24) au τεχνίτης25ou ἐπιστήμων se dote d’un statut très particulier, irréductible à un plan descriptif. En effet, dans le Politique, la qualification du politique comme ἐπιστήμων est vérifiée uniquement par l’existence même d’une science politique, qui fait l’objet de la définition26. Dans le Sophiste, bien différemment, la qualification de τεχνίτης accordée au départ est continûment un problème et pose une question centrale: le sophiste ne fait-il qu’imiter des apparences de savoir ou y a-t-il technique à proprement parler dans la production d’apparences27? Ces deux dialogues permettraient d’approfondir la normativité inhérente à toute définition de la technique, mais nécessiteraient de sortir des limites du présent travail.

  • 28 D.El Murr, «Logique et dialectique», in J.‑B.Gourinat et J.Lemaire (dir.), Logique et dialect (...)

36Je propose plutôt de me concentrer sur l’examen d’une technique en particulier, telle qu’elle figure dans différents dialogues, qualifiée de manière bien différente, si ce n’est incompatible: la stratégie. À l’issue de la lecture attentive de l’extrait du Philèbe, l’objectif est apparu clairement: la «puissance normative» de la division apparaît dans l’articulation de la différence entre science et non-science aux différentes divisions. D.ElMurr mobilise cette notion de «puissance normative» de la division pour ce qui est de la «neutralisation axiologique»28 qui permet d’écarter les préjugés de l’interlocuteur (par exemple, à propos de l’exceptionnalité des Grecs parmi les peuples, ou des humains parmi les vivants). Je le comprends dans un sens légèrement différent: il s’agit de désigner la façon dont les coupes mettent en évidence des liens entre certaines réalités (ici certaines activités humaines); selon ces articulations, la valeur de ces activités varie et la définition à laquelle peuvent conclure les divisions successives équivaut à énoncer la norme de tel usage. La mise en évidence de ce qui donne sa scientificité à la science se dote d’une dimension prescriptive et nous aide à comprendre le type de détermination qu’établissent les divisions. C’est ce que le cas de la stratégie permet de mettre en évidence. Cette technique est définie dans le Politique, en304e4‑5, comme «la science qui porte sur la manière il faut faire la guerre à ceux à qui nous aurions décidé de faire la guerre» (τῆς ὡς πολεμητέον ἑκάστοις οἷς ἂν προελώμεθα πολεμεῖν).

  • 29 Sur la division par membres, voir Politique, 287c.
  • 30 304a3: ἀπομερίζω; 304d11: χωρίζω; on voit que le choix des termes est significatif pour ces de (...)

37Examinons rapidement les différences et similitudes méthodologiques entre ces dialogues dans un premier temps. Le vocabulaire qui décrit les opérations de division est un peu différent dans le Politique29, mais la méthode ne diffère pas complètement de ce qu’on trouvait dans le Philèbe: quand l’Étranger s’attache à séparer la science politique, conformément au paradigme de l’orpaillage, il la «sépare» de ce qui est étranger et hostile d’une part, et de ce qui «précieux et apparentés» de l’autre30. Si l’opération de distinction demeure similaire, les divisions des techniques qu’on rencontre obéissent certes à des buts différents en ce qu’il s’agit de définir une technique particulière, comme la technique politique, ou la sophistique dans le Sophiste et le Politique, alors que le Philèbe a pour objectif d’isoler l’élément le plus pur de la science pour le comparer au plaisir.

38Dans le Politique, la stratégie est examinée au titre des «techniques apparentées» (à partir de la ligne304e5). Cette technique est caractérisée tout à fait différemment de ce que l’on trouve dans le Philèbe. Les variations entre les divisions des différents Dialogues à propos d’une technique désignée du même nom mettent en évidence ce que supposent les divisions du Politique: certaines conditions font que la stratégie n’est pas renvoyée à la catégorie des pratiques stochastiques ‒ c’est ce type de lien, dont dépend directement la valeur différenciée des pratiques stochastiques ou des techniques véritables, que permettent d’établir les divisions platoniciennes. La stratégie est une technique qui est qualifiée différemment selon que l’on peut identifier ‒ ou pas ‒ une norme cognitive qui garantit son objectivité. S.Delcomminette écrit, à propos du rapprochement effectué entre le texte du Philèbe et celui du Politique par A.‑J.Festugière, P.Natorp ou A.E.Taylor, qui estiment qu’on y trouve une même distinction entre savoir pratique et théorique:

  • 31 S.Delcomminette, op.cit., p.513, n.1. Sans creuser plus avant la question, A.‑J.Festugière, C (...)

Ce parallélisme ne doit pas être poussé trop loin, car la stratégie, subsumée sous le genre des sciences «démiurgiques» dans le Philèbe, semble bien plutôt relever des sciences «théoriques» dans le Politique [...]31.

  • 32 Cf.Philèbe, 58b9‑c4 sur la rhétorique de Gorgias, RépubliqueVII, 527d sur l’inutilité des scienc (...)

39De fait, la stratégie (στρατηγία) appartient dans le Sophiste (227b), parmi les techniques d’acquisition, à la capture (θηρευτική) ‒ c’est-à-dire, une forme du χειροτικόν qui consiste à acquérir par «appropriation» plutôt que par échange doublement consenti, mais «caché» (κρυφαῖον), par opposition à la lutte ouverte. Dans le Philèbe (56a), elle est un art de production (55d1‑3: τὸ δημιουργικόν) ou manuel (ταῖς χειροτεχνικαῖς, 55d5) qui relève plus précisément de la «routine» (τριϐή), d’un usage aiguisé de l’expérience, des sensations et des hypothèses (comme la musique, la médecine ou la navigation): tout le contraire de sa qualification d’ἐπιστήμη γνωριστική dans le Politique. Ces différences s’expliquent chaque fois par le contexte de la démonstration menée dans le dialogue. Dans le Sophiste, la stratégie est mise sur le même plan que la chasse aux poux de sorte que la mise au jour des «ressemblances» fasse fi des jugements de valeur: la noblesse de l’art militaire ne doit pas faire oublier qu’elle ressemble structurellement à une chasse aux poux; on y chasse autre chose, mais toutes deux partagent une certaine discrétion requise par la réussite de la capture, non consentie, de l’objet. C’est à faire ressortir la nécessaire «neutralité axiologique»32 des divisions que s’attachait ici l’Étranger.

40Quant à la contradiction flagrante qui oppose Politique et Philèbe à propos de la stratégie militaire, sans doute faut-il appliquer la leçon du Philèbe sur l’hom*onymie possible d’une science en réalité «double», c’est-à-dire de deux sciences bien distinctes (57b5-c7). On a vu qu’une science, dont l’unité est apparente, peut se révéler double du fait de sa finalité (celle des «praticiens» ou de «ceux qui philosophent») et de la façon dont elle est mise en œuvre (on interrogera par exemple la nature du nombre étudié ou on en usera pour des tâches mercantiles). De la même façon, la stratégie se dédouble selon la perspective que le locuteur adopte dans les Dialogues. La stratégie du Philèbe, comptée au nombre des «routines», comme on l’a vu, se trouve opposée aux sciences démiurgiques qui usent d’une mesure égale à elle-même (56a‑56c): elle met en œuvre une forme d’expérience de la probabilité et non une connaissance véritable.

  • 33 En réponse à une question voisine du Charmide sous-tendue par la distinction entre le savoir qui e (...)
  • 34 La stratégie est citée directement en exemple des pratiques stochastiques en55b1.

41Tout différemment, dans le Politique, c’est sa connexion à la science politique qui est soulignée: sa subordination à cette dernière garantit son bon usage; on insiste sur sa fonction de commandement, qui justifie de la placer parmi les sciences cognitives épitactiques et la rend «parente» de la science politique (συγγενής, cf.303e7-304a4) pour conclure à la subordination de certains commandements à un commandement supérieur (dont est dépositaire la science politique)33. Ce qui est crucial, c’est que la stratégie ne se dote en propre dans aucun des deux passages de la «juste mesure»: c’est ce que dit le concept de τριϐή dans le Philèbe, mais c’est aussi ce que dit la subordination de celle-ci à la science politique dans le Politique. En effet, c’est bien cette dernière qui, décidant de l’usage opportun ou non de la stratégie, la définit normativement et permet, sans toutefois modifier son nom, d’en faire, non plus une «routine», mais une «science cognitive». En ce sens, c’est la portée normative de cette dernière «stratégie», dont la dote la science politique, qui la distingue de la première (le propre de la «routine», c’est de ne pas interroger la finalisation de son action) et c’est ce qui justifie leur «dédoublement». L’exemple de la médecine subit le même traitement: de paradigme à la science cognitive qu’est la compétence royale dans le Politique, elle devient une «routine» dans le Philèbe34, selon un retournement tout à fait analogue au cas de la stratégie. Pour finir, on peut noter à quel point, dans la République, les gardiens auxiliaires exercent leurs fonctions conformément à une opinion droite et reçoivent leurs ordres des Gardiens; on retrouve donc en fait la même organisation. Conceptuellement, la valeur d’une pratique dépend toujours, en dernière instance, de la connexion au savoir suprême. Cette connexion à un savoir proprement philosophique permet de rendre compte de sa finalité bonne autant que de la possibilité de rendre raison de ses procédures. La détermination de la finalité bonne d’une technique, mais aussi de l’expérience qu’elle peut requérir et qui court constamment le risque de confiner à la pratique stochastique, peut être assurée par la «prescription»: la science politique du Politique articule les unes aux autres les «techniques auxiliaires». La prescription a comme corrélat la subordination de ces techniques à la science royale.

  • 35 Phèdre, 265e1‑2: Τὸ πάλιν κατ' εἴδη δύνασθαι διατέμνειν κατ' ἄρθρα ᾗ πέφυκεν.
  • 36 E.Benitez, «La classification des sciences (Philèbe55c-59d)», in M.Dixsaut (dir.), La Fêlure (...)

42En conclusion, dans le Phèdre, le Sophiste, le Politique et le Philèbe, l’usage que font l’Étranger et Socrate de la dialectique, la méthode de rassemblement et de division en vue d’une définition, pose un problème difficile: cette méthode consiste, comme Socrate l’avance dans le Phèdre, à «découper selon les espèces selon les articulations naturelles»35, c’est-à-dire à définir, délimiter selon l’être véritable. Néanmoins, la recherche d’un savoir objectif se double constamment d’une visée normative ou prescriptive: le Sophiste fait le départ entre une «noble» sophistique et une autre qui fait un usage fallacieux de la ressemblance ou des petites différences, le Politique vise à comprendre ce que devrait être le politique, et le Philèbe, enfin, ne vise pas tant à simplement définir qu’à hiérarchiser plaisir et science en vue de la vie bonne. La tension entre recherche d’objectivité et enjeux normatifs trouve ici une formulation précise. Cet examen des divisions des sciences nous invite à renoncer à une lecture simpliste de la division telle qu’elle viserait avant tout à produire des catégories fixes, dont on devrait alors relever la succession incohérente; plus encore, il met en lumière combien la recherche de l’être véritable implique une dimension profondément axiologique36.

  • 37 Ce souci est constant chez Platon; voir, dans le Cratyle, à partir de435b et en particulier 439b (...)

43Dans le Philèbe, Socrate a privilégié une coupe qui isole les sciences démiurgiques (τὸ δημιουργικόν) pour mettre en évidence que la pureté recherchée qualifie plus pleinement les objets immatériels et éternels de la pensée pure (59c). Cette conclusion a néanmoins requis de se porter à la partie manuelle ou démiurgique pour précisément montrer d’où vient l’exactitude technique et comment elle opère. Par un tout autre chemin, le dialogue du Politique montre également que c’est le lien au savoir objectif qui garantit la technicité véritable d’une activité. Il est toujours question, dans les deux cas, du risque d’hom*onymie que recouvre la confusion entre deux activités essentiellement distinctes. En cela, encore une fois, la dialectique véritable s’attache aux choses bien plus qu’aux mots37.

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Notes

1 Le genre de départ peut englober des ἐπιστήμαι, des τέχναι ou des μαθήματα.

2 Le présent examen a donc le mérite de poser frontalement la question de la dimension axiologique de la division platonicienne, seulement abordée, par exemple, par P.Pellegrin, «Le Sophiste ou de la division. Aristote-Platon-Aristote», in P.Aubenque (dir.), Études sur le Sophiste de Platon, Naples, Bibliopolis, 1991, p.390‑415, qui distingue entre division méthodique du Sophiste et division proprement «axiologique» dans le Phèdre (p.399‑400).

3 RépubliqueVII, 521c1-540c4; Sophiste, 219a5sq.; Politique, 258b1sq. et Philèbe, 55c‑59d.

4 Le terme de «coupe» (τμῆμα) désigne souvent une opération de division particulière dans les dialogues (voir, par exemple, Pol.,258b9‑c1).

5 Voir en particulier, sans reprendre toutes ses conclusions sur «Plato’s philosophy of science», A.P.D. Mourelatos, «Plato’s science. Plato, his view and ours of his», in A.C. Bowen (éd.), Science and Philosophy in Classical Greece, Garland, p.11‑30, ici p.18: «Clearly what we have in the Philebus is not a purely descriptive classification but an axiology of the arts and sciences». Voir également R.Hackforth, Plato’s Philebus (trad., intro. &comm.), Cambridge, Cambridge University Press, [1945] 1972, p.115.

6 Philèbe55c4‑9: καθαρώτατόν ἐστ' αὐτῶν φύσει.

7 Voir Philèbe36c‑42c sur l’examen des plaisirs et douleurs vrais et faux.

8 S.Delcomminette, Le Philèbe de Platon. Introduction à l’agathologie platonicienne, Leyde- Boston, Brill, 2006, p.510; E.Benitez, «La classification des sciences (Philèbe55c-59d)», in M.Dixsaut(dir.), La Fêlure du plaisir. Études sur le Philèbe de Platon, Paris, Vrin, 1999, p.345‑346 et D.Frede, Platon. Philebos. (trad.& comm.), Göttingen, Vandenhoeck &Ruprecht, 1997, p.319, n.149.

9 S.Delcomminette, loc.cit., p.510 qui renvoie également à R.Hackforth, Plato’s Philebus (trad., intro. &comm.), Cambridge, Cambridge University Press, [1945] 1972, p.115; W.K.C.Guthrie, A History of Greek Philosophy. V:The Later Plato and the Academy, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p.230; G.Löhr, Das Problem des Einen und Vielen in Platons Philebos, Göttingen, Vandenhoeck &Ruprecht, 1990, p.255‑256 et E.Benitez, art.cit., p.348sq.

10 Phédon107d3-4, référence d’E.Benitez, art.cit.

11 V.Goldschmidt, «La ligne de la République et la classification des sciences», in Questions platoniciennes, Paris, Vrin, [1950] 1970, p.203‑220; voir aussi S.Delcomminette, op.cit., p.510: «les dichotomies successives s’opèrent toutes ici selon le même rapport, à savoir le degré de pureté».

12 M.‑A.Gavray, Platon, héritier de Protagoras. Sur les fondements de la démocratie, Paris, Vrin, 2017, s’y refuse; selon lui, E.Benitez, art.cit., p.348 identifierait même à tort τὸ δημιουργικόν et αἰ χειροτεχνικαί. M.‑A.Gavray défend l’idée selon laquelle «ces deux premières divisions reposent en réalité sur une autre, qui reste implicite, de la science dans son ensemble en disciplines théoriques et disciplines pratiques» (p.114) si bien que, selon lui, τὸ δημιουργικόν appartiendrait en fait aux sciences théoriques.

13 D.ElMurr, «Theoretical, not practical: the opening arguments of Plato’s Politicus (Plt.,258e‑259d)», in B.Bossi et T.M.Robinson (éds.), Plato’s “Statesman” Revisited. Trends in Classic, Berlin-Boston, De Gruyter, 2018, p.55‑71; ici p.70‑71 en particulier. L’auteur discute notamment J.B.Skemp, Plato’s “Statesman”. A translation of the Politicus of Plato (intro. &trad.), Londres, Hackett, 1952, p.122‑123, n.1 (p.70), qui estime que la politique est bien plutôt χειροτεκτονική du fait de son assimilation au tissage.

14 Voir encore M.‑A.Gavray, op.cit., n.1, p.115, qui soutient que la division peut s’appliquer aux deux divisions précédentes et pas seulement à la dernière.

15 S.Delcomminette, «La juste mesure. Étude sur les rapports entre le Politique et le Philèbe», Les Études philosophiques,74,3, 2005, p.347‑366, en particulier p.349. Je renvoie à cet article pour le détail de la référence textuelle. Voir aussi P.Natorp, Platos Ideenlehre. Eine Einführung in den Idealismus, Hambourg, Meiner, [1921] 1993, p.351 et P.Kucharski, «La conception de l’art de la mesure dans le Politique», Bulletin de l’Association Guillaume-Budé, 1960, p.459‑480 qui soutient également qu’il y a là référence au Philèbe en Politique, 284c8‑d2.

16 J.‑F.Pradeau, Platon. Philèbe (intro., trad. &notes), Paris, Flammarion, 2002, n.252, p.286 défend cette interprétation.

17 Le rapport de commandement (ἡγεμονικάς) se traduit ensuite en termes de valeur: ce qui lui est subordonné est φαῦλον.

18 56c sur la règle, le tour et l’équerre.

19 Voir D.Sedley, Creationism and its critics in antiquity, Berkeley, University of California Press, 2007, p.107‑108 sur les «three hallmarks» caractéristiques de la technique véritable: l’usage d’un modèle, le bien de l’objet et la capacité à rendre raison. Tous procèdent en réalité de cette norme cognitive objective.

20 Traduction P.Pachet, La République, Paris, Gallimard, [1993] 2018, p.371.

21 Rep.VII, 526e6‑7: Οὐκοῦν εἰ μὲν οὐσίαν ἀναγκάζει θεάσασθαι, προσήκει, εἰ δὲ γένεσιν, οὐ προσήκει.

22 V.Goldschmidt, Les Dialogues de Platon. Structure et méthode dialectique, Paris, PUF, 1947, p.253 soutient différemment que les ensembles distingués par la division se rejoignent finalement; voir son schéma.

23 S.Delcomminette, op.cit., p.512.

24 Sophiste, 221c9, 221d1, d3, infine ἄτεχνος (219a5, 219a7).

25 19a5, voir aussi 221c9 et 221d5: τινα τέχνην ἔχοντα.

26 Voir S.Rosen, Plato’s Statesman. The Web of Politics, NewHaven-Londres, Yale University Press, 1995, p.19: In fact, the identification of the statesman as an epistèmôn is not a part of, but the precondition for, the diaeresis. The stranger assumes that the epistemic property of the statesman is appropriate for the exercise of defining this type by diaeresis. In other words, it is a premethodological decision to define the type by its technè. Voir aussi M.Dixsaut etal., Platon. Le Politique, Paris, Vrin, 2018, p.290: «Le politique fait partie de ceux qui savent: telle est la décision qu’il faut prendre si l’on veut que le politique constitue un genre différent de celui du philosophe. […] la définition du politique ne peut donc qu’être normative». Selon M.H.Hansen, «The Athenian “Politicians”, 403-322 B.C.», Greek, Roman and Byzantine Studies,24,1, 1983, p.33‑55, le terme lui-même dénote une dimension normative: It is used by philosophers in a complimentary sense about a true political leader. It never occurs as a legal term, and in the orators it is a hapax (p.36).

27 Voir notamment L.Brown, «Definition and Division in Plato’s Sophist», in D.Charles (éd.), Definition in Greek Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2010, p.151‑171, voir p.153. Contrairement à Brown, je ne considère pas que le caractère problématique de la technicité de la sophistique interdise toute définition satisfaisante : au contraire, je crois que l’'articulation des multiples tentatives de définition est ce qui constitue la fin de l’enquête.

28 D.El Murr, «Logique et dialectique», in J.‑B.Gourinat et J.Lemaire (dir.), Logique et dialectique dans l’Antiquité, Paris, Vrin, 2016, p.107‑134, ici p.128.

29 Sur la division par membres, voir Politique, 287c.

30 304a3: ἀπομερίζω; 304d11: χωρίζω; on voit que le choix des termes est significatif pour ces deux dernières catégories: insister sur le fait d’«exclure», «enlever» (ἀφαιρεῖν et dérivés) fait sens pour de prétendus arts qui sont «étrangers et hostiles», tout comme celui de simplement «distinguer» ou même «diviser» (ἀπομερίζω) pour des arts «précieux et apparentés».

31 S.Delcomminette, op.cit., p.513, n.1. Sans creuser plus avant la question, A.‑J.Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin, 1950, p.304‑305 ne manque ni de rapprocher les divisions de la République, du Sophiste, du Politique et du Philèbe, ni d’identifier les divisions du Politique et du Philèbe à la typologie aristotélicienne des savoirs en MétaphysiqueE,1. P.Natorp, Platos Ideenlehre. Eine Einführung in den Idealismus, Leipzig, Dürr, 1903, p.325, se contente de rapprocher République, Politique et Philèbe; A.E.Taylor, Plato: The Man and His Work, Londres, Routledge, [1937] 2013, p.429 n’hésite pas à les rapprocher de la division aristotélicienne: We may begin by dividing “knowledges” or “sciences” into those which have to do with making things, the “industrial” arts (χειροτεχνικαὶ ἐπιστήμαι), and those which are περὶ παιδείαν καὶ τροφήν, have to do with the cultivation of the soul itself, the “cultural” arts and sciences (This is, in effect, the Aristotelian distinction between “theory”and “practice”).

32 Cf.Philèbe, 58b9‑c4 sur la rhétorique de Gorgias, RépubliqueVII, 527d sur l’inutilité des sciences aux yeux de la foule, etc. La formule s’appuie sur l’idée d’axiological neutralization mise en œuvre par l’usage de paradigme tel qu’exposé par D.El Murr, «Politics and dialectic in Plato’s Statesman», Proceedings of the Boston Area Colloquium of Ancient Philosophy, 25,1, 2010, p.109‑147, ici p.128.

33 En réponse à une question voisine du Charmide sous-tendue par la distinction entre le savoir qui est en propre celui d’une science et le «savoir de son savoir», c’est-à-dire à la connaissance de son bien ou de son bon emploi.

34 La stratégie est citée directement en exemple des pratiques stochastiques en55b1.

35 Phèdre, 265e1‑2: Τὸ πάλιν κατ' εἴδη δύνασθαι διατέμνειν κατ' ἄρθρα ᾗ πέφυκεν.

36 E.Benitez, «La classification des sciences (Philèbe55c-59d)», in M.Dixsaut (dir.), La Fêlure du plaisir. Études sur le Philèbe de Platon, Paris, Vrin, 1999 est à cet égard particulièrement représentatif des lectures auxquelles le présent travail peut être opposé. On peut d’abord se demander si la notion de pureté a été isolée conformément à la façon dont l’entend Platon pour aboutir à relever de si nombreuses incohérences dans les divisions du Philèbe (voir p.351). Surtout, Benitez se demande si l’«échelonnement» (soit la hiérarchisation) n’est pas incompatible avec la neutralité de la diairesis des autres dialogues (p.361), alors que cette tension est précisément révélatrice des enjeux propres à la division platonicienne.

37 Ce souci est constant chez Platon; voir, dans le Cratyle, à partir de435b et en particulier 439b4‑8, mais aussi le Politique, 261e.

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Marion POLLAERT, “Divisions des sciences et puissance normative de la division platonicienne”,Philonsorbonne, 18|2024, 105-125.

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Marion POLLAERT, “Divisions des sciences et puissance normative de la division platonicienne”,Philonsorbonne [Online], 18|2024, Online since 30 May 2024, connection on 08 June 2024. URL: http://journals.openedition.org/philonsorbonne/3450; DOI: https://doi.org/10.4000/11rzd

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Marion POLLAERT

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  • «Diairesis: La division chez Platon et Aristote» ‒ Présentation du dossier [Full text]

    Published in Philonsorbonne, 18|2024

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