Héritage performatif et construction sociale du maracatu de baque solto (Pernambuco, Brésil) : contribution esthétique des études de la performance à une anthropologie des usages du corps (2024)

1Le vocabulaire français ne propose pas une catégorie de spectacle (ou forme spectaculaire) assez pertinente pour désigner ni définir ce qu’est le maracatu de baque solto. Appelé également maracatu rural ou maracatu de orquestra[1], c’est aujourd’hui une sorte de défilé carnavalesque devenu le symbole, la marque et même l’«exception culturelle» du Pernambuco, État du Nordeste du Brésil. Or, l’emploi de l’expression «défilé carnavalesque» appauvrit considérablement ce qu’est le maracatu de baque solto dans son ensemble: il s’agit en effet plus d’un «fait social total» [2](esthétique) que d’une simple procession bigarrée et musicale.

2Un groupe de maracatu peut comprendre jusqu’à cent cinquante personnes. Plus le groupe est nombreux, plus il est prestigieux: il présente une nation imaginée et recomposée autour d’un couple royal et sa Cour, d’un étendard et d’un totem. On choisit de s’y intégrer pour gagner un peu de l’argent distribué entre tous en fonction du cachet obtenu pour le défilé, ou simplement pour affirmer, et en même temps bénéficier, de sa reconnaissance «artistique» dans le milieu. Le cortège royal, composé du couple couronné, de ses vassaux, de porte-lampions et d’esclaves agitant une palme pour les rafraîchir, avance avec un trépignement qui porte en lui les germes d’une danse que son statut, joué, ne peut porter à son comble. Il est précédé de deux ailes de baianas, personnages composites entre les vendeuses esclaves des marchés populaires de Salvador da Bahia, et les fidèles du candomblé[3], les couleurs qu’elles portent appuyant ces références, le blanc pour la première, ou les couleurs des orixás pour la seconde. Elles dansent, à petit* pas, en agitant le bassin de côté de manière à ce que leurs robes dessinent des cercles, mouvement qui n’est pas sans rappeler les ondes des vagues, symbole qu’on lui prête généralement (associé également aux danses de quelques orixás, comme celles d’Oxum et de Iemanja [4]). Avec des matériaux et des couleurs de notre siècle, ces deux sous-groupes révisent la mode Louis XV dans leurs costumes (perruques, gants et souliers inclus). Le luxe, l’aisance et la noblesse doivent apparaître dans le cortège depuis l’invention d’une tradition attestée dès le XVIIe siècle dans le Pernambuco. Les esclaves élisaient le roi de leur «nation» [5] – non nominalisée selon des appartenances ethniques hom*ogènes mais attribuées par références culturelles– chaque année semble-t-il, de manière à ce qu’il fasse la liaison entre le pouvoir, l’Église et les intégrants de sa nation. Ces «Couronnements des Rois Congo» sont l’ancêtre de l’autre forme du maracatu évoquée en note 1, le maracatu nação, dont le maracatu de baque soltoa, entre autre, hérité du cortège. Les esclaves récupéraient les vêtements usagés et démodés que leurs maîtres ne voulaient plus. À l’époque, la France restait un modèle pour la mode vestimentaire – comme plus tard elle l’a été pour le spectacle vivant avec le vaudeville, l’opérette et les revues– jusqu’à la fameuse semaine de 1922 à São Paulo. Cet événement a vu manifester, à travers le mouvement du Modernismo [6], le désir et la volonté univoques des artistes et des intellectuels de couper, une bonne fois pour toutes, le cordon ombilical avec la Mère Patrie, l’Europe, dans les manières qu’elle avait justement d’imposer ses modes artistiques et modèles intellectuels, empêchant le caractère proprement brésilien de la société brésilienne, c’est-à-dire, la brésilianité, de se développer. Les groupes de maracatu ont malgré tout conservé cette «tradition» costumée, en tentant tant bien que mal, vu leur «pouvoir d’achat», que ce clin d’œil historique demeure visible.

3Cortège et baianas sont musicalement et rythmiquement poussés par un orchestre lui-même dirigé par son chef, le Mestre de orquestra. Celui-ci improvise des vers sur des rythmes traditionnels que l’orchestre [7] exécute reprenant en chœur les dernières phrases. De sa bengala, bâton-sceptre vestige de la royauté (qu’elle soit portugaise ou africaine), le maître choisit entre marcha, samba, marchinha et galope, et met le groupe en marche ou l’immobilise, le faisant asseoir, comme on tire une révérence. Il a pour ainsi dire les pleins pouvoirs sur la direction artistique du groupe: il décide de la trajectoire processionnelle et le dirige musicalement. Mais surtout, il en est le porte-parole, puisque dans ses poèmes (toadas ou loas), il diffuse des discours qui le touchent lui ou la communauté des maracatuzeiros. Il peut conter sa ville natale, un amour perdu, un événement récent, comme il peut critiquer (mais pas trop) les politiques, ou railler carrément d’autres maîtres, tradition nordestine qui n’est pas sans rappeler les défis que se lancent les chanteurs-musiciens du repente n’épargnant ni gouailleries ni insolence dans leurs jugements. Les maîtres d’orchestre bénéficient, semble-t-il, de plus de prestige. En effet, c’est souvent eux que l’on vient voir et écouter: ils mettent en jeu leur réputation en prenant plus de risques, devant garder cohérence et pertinence (ou impertinence) dans leurs propos, sans que la poésie ni les rimes ne disparaissent.

4Le cortège, les baianas et l’orchestre sont à leur tour ceints et protégés devant et sur les côtés par les caboclos-de-lança. Ce sont les personnages les plus importants, si bien que leur seule image est une sorte de synecdocque pour tout le groupe largement utilisée par le marché touristique. Ils portent un haut chapeau recouvert de longues franges colorées et brillantes qui cachent presque entièrement leur visage, un lourd manteau appelé gola leur descendant jusqu’aux genoux, tout brodé de perles et de gommettes multicolores, un pantalon court lié à leur chaussettes de football par de petites bretelles, ou des guêtres. Sous la gola, ils portent une armature de bois harnachée sur les épaules d’où pendent trois à six cloches telles que le bétail en porte dans le Nordeste: le surrão. À chacun de leur pas, ils émettent un son dont les timbres doivent s’harmoniser entre eux, ils disent même être capables de se reconnaître suivant le son de chacun. Sa fonction est apotropaïque, comme beaucoup d’autres éléments et accessoires, notamment l’œillet blanc qu’ils coincent entre leurs dents. Ils tiennent une lance d’au moins deux mètres de hauteur, surmontée d’une pointe à quatre face en bois (le métal a été interdit vu sa qualité d’arme), et toute cousue de rubans à carreaux (xadrez). Autour de l’orchestre et du cortège, ils dessinent des huit en courant, en faisant danser leur lance, et se grisent de quelques sauts plutôt acrobatiques en fonction des trente à quarante kilogrammes de costumes qu’ils doivent soulever. Les baianas les suivent, chacun des «cordons» – ils sont disposés en file indienne– venant se croiser devant le cortège. Le groupe des caboclos dispose aussi de son maître: traditionnellement moins prestigieux que le maître d’orchestre, il dirige et sélectionne l’ensemble des caboclos, crée les chorégraphies et en bon artisan, «conceptualise», vérifie la cohérence formelle et fabrique leurs costumes. Ce qui ne représente pas un petit travail, les caboclos étant les plus nombreux du groupe.

5Pour le carnaval, les groupes défilent plusieurs fois dans la journée, et ce pendant trois jours et trois nuits. Leurs prestations sont achetées dans les villes et villages de l’intérieur de l’État, dans la Zona da Mata Norte notamment – région rurale couverte de champs de canne à sucre, d’où le maracatu de baque solto est originaire– ainsi qu’à Recife, la capitale. Le carnaval se solde par l’élection du meilleur groupe de l’année, d’un prix s’ils arrivent parmi les trois premiers, et surtout, de reconnaissance, toujours discutée par ailleurs dans la communauté des maracatuzeiros. Ainsi chaque année, le carnaval revient et la même course à sa préparation débute six mois plus tôt environ. Les maracatuzeiros ne sont pas des artistes professionnels, mais généralement de petit* paysans prolétaires, marginalisés socialement à tous les niveaux. En tant que premiers représentants des classes «subalternes» – ils sont pour la plupart descendants d’esclaves et en ont hérité jusqu’à la profession– il leur faut du temps pour réunir assez d’argent et d’individus pour que le groupe puisse répondre aux critères de plus en plus exigeants du concours.

6La présentation du maracatu pour carnaval doit atteindre son apogée: sa dimension spectaculaire doit être à la hauteur de la démesure, de l’amplification et des débordements sonores, visuels, bref, sensoriels, de la fête généralisée. Le carnaval, véritable institution au Brésil, a su transformer le maracatu en le sortant de la rue en zone rurale et augmenter ainsi son champ de diffusion. En conséquence, pour le transposer sur une scène fixe et lui donner un format correspondant, il a fallu réduire la procession et le nombre de personnages, toujours accompagnés de l’orchestre, en une prestation d’une quinzaine de minutes. Ce qui lui a permis de gagner plus de visibilité et de présence dans la vie culturelle du Pernambuco et la sphère publique brésilienne, assurant ainsi une certaine «participation sociale» de cette population de «sans-parts», marginalisée au quotidien. En revanche, cela a aussi contribué à le simplifier dans sa forme et dans les mémoires: depuis son intégration dans le carnaval de Recife, le maracatu de baque solto n’est presque plus présenté qu’en tant que «forme carnavalesque», comme si cette fête immense l’avait absorbé et qu’il n’existait presque plus qu’à travers elle. Ce n’est qu’en interrogeant les maracatuzeiros, de préférence les plus vieux pour leur longue expérience, et en consultant des écrits plus spécialisés que resurgit l’autre temporalité du maracatu, hors carnaval. C’est dans cette autre temporalité, quand la dimension spectaculaire ne dévore ni ne masque les «arts de faire» que la catégorie dans laquelle le maracatu s’inscrit dans le vaste corpus de la «culture populaire» [8] prend tout son sens: la brincadeira.

7Les brincadeiras sont nombreuses au Brésil, et particulièrement dans le Nordeste, région de neuf États dont le Pernambuco en comprendrait au moins quatorze [9]. Elles sont associées au «folklore traditionnel», et on pourrait les définir comme des jeux, à «caractère familial et convivial», ayant leurs propres codes et règles composant et déterminant leur esthétique formelle (et symbolique). Déjà, les champs lexicaux dans lesquels elles s’insèrent nourrissent et nuancent considérablement ce que nous entendons par – et ce qui est devenu – folklore dans nos sociétés eurocentrées.

8Le substantif brincadeira, créé à partir du verbe portugais brincar, «jouer», «se divertir», «blaguer» même, connoté par une touche de malice (a mandiga ou malandragem brésilienne) et d’un certain sautillement, évoque le plaisir de jouer, pour soi mais avec les autres, et le plaisir de «faire», physiquement, comme on entreprend une activité de manière ludique, avec un certain détachement, mais tout aussi sérieusem*nt. La brincadeira a plusieurs synonymes dont les plus récurrents sont: brinquedo, de la même racine, qui peut être traduit par «jouet» mais qui désigne plus souvent le groupe que la forme en elle-même; et folguedo, plein synonyme, mais qui présente un aspect socio-historique très intéressant dans son étymologie pour comprendre et caractériser cette notion. Du verbe folgar, littéralement «souffler», «prendre une pause», «se reposer», mais aussi «donner du lâche», «desserrer», voire même «se montrer insolent», cet «acte de se livrer à un divertissem*nt» [10] rappelle leur contexte d’émergence, celui de l’esclavage. Les esclaves mettaient en forme ces «divertissem*nts», le soir, après d’épuisantes journées de labeur passées dans la violence et la coercition. Tout comme les capoeiras aiment à le répéter, les esclaves n’avaient plus de force au retour du travail. Mais ils persistaient à convoquer leur «énergie» pour élaborer, dans un tout autre état de conscience du corps, des physicalités et des expressivités nouvelles, de manière, nous supposons, à pouvoir «vivre» leur corps, enfin et autrement. Et par là, se vivre en tant que sujet autre, et même en temps que sujet tout court puisque les politiques étatiques les considéraient proprement comme des «objets» [11]. Cet élément, d’une importance considérable, montrera combien la brincadeira est rétive à la catégorisation, du moins dans un langage méthodologique qui tendrait à l’«universalité» des conduites esthétiques.

9La musique, le jeu dramaturgique et la danse la caractérisent, mais nous allons analyser plus profondément ces caractéristiques pour tenter de comprendre en quels termes la brincadeira échappe à une catégorisation classique en arts du spectacle. Il ne s’agit pas de théâtre, bien qu’on y trouve de la dramaturgie dans ce qu’il y reste d’intrigue, mais aussi dans un geste, une voix ou chez un personnage où transparaît, par exemple, ce que Mikhail Tchekhov a appelé «l’imagination créatrice de l’acteur» [12]. Il ne s’agit pas de danse, bien qu’elle y soit omniprésente. Il ne s’agit pas non plus d’une forme seulement musicale, ou de musique mise en scène, puisqu’elle ne s’y suffit pas à elle-même mais constitue plutôt un support pour une danse ou un poème, et permet même de scander le temps, ou d’être un signal pour une action. Une brincadeiran’est ni l’un, ni l’autre, mais simplement réunit de manière indissociable ces trois arts que nous avons appris à théoriser séparément. Sa spécificité est qu’elle associe les usages de la danse, de la musique et de l’art de l’acteur sans que l’on puisse les isoler les uns des autres au risque qu’elle ne perde forme et sens esthétiques.

10Souvent, le nom de la brincadeira désigne la forme elle-même mais aussi le groupe de brincantes, ainsi qu’un rythme et une danse la caractérisant. Le terme maracatu désigne par exemple le groupe de maracatuzeiros, un ensemble instrumental, un rythme, et aussi une danse. Idem pour le coco, la ciranda et le frevo qui sont des formes pernambucanas, mais aussi le samba de roda (Rio), la capoeira angola (Bahia, voire Pernambuco) [13]. Il est plus difficile d’en trouver une qui ne désigne pas également un rythme ou une danse en particulier, sauf si celle-ci en compte plusieurs et que la «dramaturgie», en tant que jeu d’acteur, y soit plus présente, comme par exemple le cavalo-marinho (Pernambuco), la folia de reis(Bahia), les congadas (Minas Gerais). Analyser l’une de ces brincadeiras en privilégiant l’un de ces arts ou en les comparant ne mènerait pas forcément à une meilleure analyse. Toutes ces formes, même si elles présentent de fortes différences dans leur codification et leur structure esthétiques, sont désignées pareillement brincadeiras ou folguedos. En partant d’un constat évident, ce qui les unifie finalement, au-delà de leur contexte d’émergence, sont des usages du corps particuliers. Si les maracatuzeiros désignent généralement le maracatupar brincadeira ou brinquedo, un autre aspect du terme nous invite à la préférer: c’est parce qu’elle insiste sur l’«action», le «faire», c’est-à-dire sur l’implication corporelle dans une pratique, sociale et socialisante. Comme nous l’avons dit plus haut, ni les outils méthodologiques du théâtre seul, ni ceux de la danse et de la musique seuls, suffiraient à lui donner toute sa signification. En effet, comment traiter alors les esthétiques de groupes sociaux et de cultures qui ne comprennent pas ce qu’on entend généralement par danse, théâtre, et musique, ou alors qui présentent des formes qui les mélangent indistinctement? Comme Mauss l’écrit, «c’est nous qui avons isolé tout cela»: «nous avons beaucoup trop tendance à croire que nos divisions sont des fatalités de l’esprit humain» (1947: 117,95). Par contre, la notion de performance au sens des Performance studies peut qualifier chacune de ces formes esthétiques et appartient d’ailleurs à leurs champs disciplinaires (musicologie, études théâtrales, choréologie…). Elle pourrait donc convenir comme «cadre» pour la brincadeira. Elle peut apparaître comme un invariant puisqu’elle concerne l’action physique humaine dès lors qu’elle est destinée à être montrée – et donc perçue aussi. Il n’y a pas de société qui n’utilise des corporéités «extra-quotidiennes» [14] pour matérialiser son imaginaire: la distinction n’intervient que dans leurs appellations et catégorisations culturelles. Cette notion met directement l’accent sur les usages du corps proprement esthétiques (comme par exemple musiquer, danser, jouer) mais aussi à ceux qu’on trouve dans les rituels, dans les formes «folkloriques», et même seulement ludiques, et c’est ce pour quoi nous la retenons. De plus, elle dépasse les présupposés ethnocentriques, contribuant ainsi à une anthropologie des usages (esthétiques) du corps.

11C’est une notion complexe qui déborde le champ de la recherche en esthétique. Son usage a été emprunté à la linguistique, à partir des performatives («actes de langage» ou «énoncés performatifs») et de la notion de performativity(«performativité») qu’Austin appliquait aux expressions qui accomplissent (perform) un acte alors même qu’elles sont dites et prononcées [15]. Le vocabulaire français ne comprend pas le sens de l’anglicisme performance dans une perspective esthétique. Le thésaurus de la langue française [16] ouvre l’entrée sur des critères d’«excellence», de «succès» et de «rendement», en matière de sport ou de business. Il donne l’exemple du «test de performance» employé en psychologie pour mesurer les capacités intellectuelles d’un sujet. Mais plus bas, on peut lire: «par analogie, manifestation publique de ses capacités», sens qui se rapprocherait plus du radical anglais to perform, alors qu’il est lui-même issu de l’ancien français «parformer», signifiant «accomplir ou faire».

12Nous allons l’envisager ici telle qu’elle a été définie dans les Performance Studies, champ d’étude interdisciplinaire que Schechner a forgé avec l’anthropologue Victor Turner, avant d’être rejoints par des collaborateurs issus d’autres perspectives. La performance ainsi définie fait partie du corpus de deux autres disciplines plutôt récentes, formées sur un modèle assez proche et interdisciplinaire également, associant les approches de l’anthropologie, des arts du spectacles, et des sciences de la cognition notamment: il s’agit de l’ethnoscénologie en France [17], et de l’etnocenologia au Brésil. En privilégiant une perspective esthétique, nous allons l’examiner dans chacun de ces courants puis mettre en lumière les éléments qui diffèrent (légèrement) les uns des autres, en insistant sur les manières dont peut être considéré le néologisme en découlant, la «performativité», dans des conduites esthétiques qui ne relèvent pas d’un «art» ou d’une catégorie définie et bien délimitée. Ensuite, étant donné qu’elle permet d’envisager des spectacles dont le statut dépasse les frontières couramment admises en arts du spectacle, nous verrons en quoi elle est pertinente pour le maracatu de baque solto.

13Selon Richard Schechner, tout comportement est une action sociale [18], et toute action sociale est une performance à partir du moment où l’action est faite pour être «montrée», clairement «affichée». C’est-à-dire qu’elle n’exclut que les actions du quotidien qu’on exécute sans y penser, à peu près inconsciemment – elles ne sont pas si nombreuses que cela– et non pas les comportements esthétiques quotidiens au sens goffmanien [19] qui eux, même s’ils ne nous concernent pas ici, rentrent tout à fait dans le champ des Performance studies. Leur projet, explique Schechner, est «d’expliquer ce que nous montrons en faisant une action» [20]. Alors que pour les anglophones, le théâtre, la musique et la danse sont désignés par Performing Arts, le lien entre l’affichage ostentatoire d’une action (délibérément esthétique ou non) et toutes les formes que peut revêtir la performance est évident. Pour les non-anglophones, l’utilisation de cette notion permet un grand pas en avant: l’abandon du substantif «théâtralisation» (de la vie quotidienne, politique, mais aussi de la danse…) et de l’adjectif «théâtral» pour signifier qu’une action est «jouée» – il faut entendre surjouée, exagérée, à la manière d’un cabotin– ou empreinte de la qualité définissant proprement le jeu d’acteur. Schechner et Turner ont contribué ainsi à en finir, dans les disciplines du spectacle des sociétés non anglophones, avec les malentendus et les emprunts qui se sont opérés entre l’anthropologie et les études théâtrales notamment. Le même malentendu a eu lieu avec l’entrée de la «quotidienneté», soit de la sécularisation – voire «désacralisation»– dans les arts plastiques et les arts chorégraphiques, survenue de manière massive et presque systématique dans les années 1960 aux États-Unis [21].

14C’est ainsi que l’etnocenologia au Brésil et l’ethnoscénologie en France se sont formées [22] autour de cette notion et de tous les néologismes relevant de son champ syntaxique (performer, performatif, performativité…), en réaction notamment, comme insiste Jean-Marie Pradier [23], à l’abus de la «métaphore théâtrale» utilisée partout dans les sciences sociales, comme par exemple, dans les descriptions de rituels, dans les descriptions de la présentation de soi, dans l’information publique et leurs débordements – pour résumer grossièrement– vers le «tout théâtral». On notera qu’à l’inverse, le «courant» italien de «l’anthropologie du théâtre» [24] initié par Piergiorgio Giacché à l’université de Pérouse [25], puise lui aussi dans les Performance Studies pour justement tenter de caractériser mieux l’objet de sa discipline, le théâtre «en tant que pattern de notre culture» [26], chassant les imprécisions.

15Les deux pendants brésilien et français de l’ethnoscénologie ont été forgés ensemble, lors du même colloque de fondation, à partir des mêmes perspectives anthropologiques et esthétiques, et sont tous deux consacrés au «spectacle vivant», dans lequel le corps d’un performer est esthétiquement engagé. Cela dit, ils diffèrent dans les objets qu’ils acceptent de traiter. L’etnocenologia bahianaise accepte d’étudier les formes de la présentation de soi, qu’elle considère également comme «spectaculaires», même à moindre degré [27], alors que l’ethnoscénologie privilégie les formes proprement esthétiques, c’est-à-dire où la dimension spectaculaire est consciemment montrée, où le spectateur ne peut pas éprouver d’équivoque entre la réalité et l’artifice. L’etnocenologia traite des objets télématiques, considérant que la spectacularité y est seulement différée (beaucoup d’émissions sont élaborées en direct, avec une audience présente physiquement, retransmise plus tard aux téléspectateurs), alors que l’ethnoscénologie française ne s’intéresse qu’aux «incarnations de l’imaginaire». Il faut prendre le terme dans son sens strict, à savoir l’imaginaire incarné, matérialisé dans la chair d’un sujet: la discipline se concentre donc sur la relation, en privilégiant le hic et nunc, établie entre le performer et le spectateur. Le spectacle vivant est considéré alors comme une «rencontre», une relation (ce que l’etnocenologia ne réfute pas…) au sens de Grotowski [28], acteur puis metteur en scène de théâtre dont la contribution pour l’étude et la définition de la performance [29]en esthétique a été considérable, notamment à travers ses recherches autour de l’«organicité» et l’inséparabilité du corps-esprit.

16Toute performance est un twice-behaved behavior ou restored behavior, littéralement «comportements déjà fait deux fois», ou «comportement restitué»: chaque performance contient des morceaux de séries d’actions répétées depuis la nuit des temps. Ces «comportements restitués» sont formés d’actions que l’on répète sans arrêt, qu’on nous les ait transmis socio-culturellement au quotidien ou dans un cours de danse, par exemple. De là, l’idée de Schechner que les rites (séries d’actions répétées) et le rituel sont des performances et peuvent être étudiés «en tant que» performance (2002: 45-78), c’est-à-dire appréhendés comme des conduites proprement esthétiques. Paradoxalement, il n’y a jamais deux performances identiques, comme un même spectacle ne sera jamais présenté deux fois tout à fait identiquement. «L’unicité d’un événement (ou d’une action) n’est pas dans sa matérialité, mais dans son interactivité»: la performance, écrit Schechner (2002: 23,24) «n’existe seulement qu’en tant que actions, interactions et relations» [30]. C’est précisément ce qui se passe entre celui qui fait et celui qui reçoit qui constitue la performance: de la naissance d’une action dans un sujet, à sa matérialisation et perception psychosomatique, et sa réception par un autre sujet également percevant. Le rite a donc lui aussi cette capacité de «souligne(r) la participation et la communication avec des forces et des êtres transcendants» (2002: 27). Ainsi, toute action, tout comportement peuvent-ils être étudiés «en tant que» performances, en analysant la performativité des conduites d’un sujet.

17L’avantage de la performativité est qu’elle permet d’atteindre le sujet dans sa complétude, ainsi que Mauss désigne l’«individu»: biologique, psychologique et social. «L’analyse de la performativité ne se borne pas aux procédés techniques. Elle inclut les modalités et les processus d’apprentissage en prenant soin de considérer le contexte cognitif dans lequel ils s’inscrivent», (Pradier, 2007: 14). Avec la multitude de définitions de la performativité donnée par les perspectives post-structuraliste, postmoderniste (là encore enrichie par les artistes du Postmodern Art), et déconstructives, Schechner (2002: 110-142) y lit un penchant pour les groupes subalternes, marginalisés, qui subissent des «réalités sociales construites»: le groupe lui-même ne s’y reconnaît pas et n’y participe pas forcément. L’apport le plus intéressant que ces perspectives ont fourni se situe exactement dans la tentative d’effacement de la binarité dans laquelle nous formulons et pensons le monde dans nos sociétés. L’«explosion des frontières entre l’art et la vie», notamment, permet d’envisager des formes spectaculaires dont la fonction a été usurpée, oubliée, transformée, ou substantialisée. Une perspective proprement anthropologique des phénomènes esthétiques, et des usages du corps (esthétiques) est dès lors possible.

18Le maracatu de baque solto relève de la performance, sans aucun doute. Il est composé de conduites esthétiques pouvant être agencées pour la scène mais existant et se phénominalisant dans d’autres contextes. Elles reconduisent une histoire et une mémoire, locales et plus générales. Elles véhiculent, ou non, de la reconnaissance et des affinités esthétiques. Elles produisent des relations et de l’altérité. De plus, ces conduites sont caractérisées par des codes, des expressivités et des physicalités précises Essayons dès lors de distinguer ses propriétés performatives et spectaculaires, les deux répondant toujours à la «dimension symbiotique» (Pradier, 2007: 15-20), autrement dit la relation qu’elles produisent entre le performer et le spectateur. Dans la perspective de l’etnocenologia brésilienne, la brincadeira est considérée comme un objet «adjectivement spectaculaire», appréhendé en tant que «rite(s) représentatif(s) et commémoratif dans la terminologie d’Émile Durkheim», où, dans ce groupe d’objets, «être spectaculaire serait une qualité complémentaire, indispensable bien sûr pour sa configuration, mais pas substantivement [31] essentielle» (Bião, 2007: 27). Il y a un élément du maracatu qui nous incite à nous accorder avec Bião au niveau de l’importance du spectaculaire dans cette forme, le même qui nous aidera à préciser cette qualification de «performance» et qui ainsi, pourrait contribuer à une analyse anthropologique plus générale du même type de forme hors du Brésil: c’est son lien avec la religion.

19Le maracatu de baque solto est une brincadeira née des performativités des esclaves. Aujourd’hui reconduites par leurs descendants, coupeurs de cannes à sucre à peine prolétaires [32]– très loin du modèle social du «citoyen» (cidadão) brésilien: blanc, lettré, hétérosexuel, propriétaire de biens, actif– elles ont été remodelées, renouvelées, transformées. Mais dans les discours, elles reviennent incessamment comme les techniques du corps «originelles», reconnues comme des savoirs hérités et ainsi retransmis.

20Petit rappel historique: la société brésilienne s’est formée dans la fête, comme la littérature socio-anthropologique l’atteste abondamment. Mais ces fêtes étaient particulières: dans les premiers temps, celles-ci s’inscrivaient dans le vaste et violent programme d’évangélisation des indigènes par les colonisateurs portugais et ibériques. Les Jésuites sont les premiers responsables de l’élaboration d’une première communication (à peu près) non-verbale entre les colons et les indigènes. À travers les autos, ils ont tenté de donner à percevoir les grands principes et la «beauté» de leur religion, à laquelle tous sans exception devaient se convertir pour échapper à la grande dévoration par les flammes. Ces autosétaient en fait une forme théâtrale, au sens de drama, reprenant des épisodes de la Bible, mais musiqués et dansés. Ce modèle de «théâtre liturgique» fonctionnait déjà sur le vieux continent [33], malgré quelques tentatives d’interdictions de l’Église, déclarant ces «mistères» hérétiques, ce qui valait pour les nouvelles colonies (le pouvoir papal y était l’un des plus grands décideurs de l’époque [34]). Les moines ne lésinaient pas sur la dimension féerique, proprement spectaculaire, érigeant des idoles creusées dans des troncs d’arbres [35], construisant et ornementant des chars menant des processions masquées, à travers les villes et les forêts semant magie, mystique et désir chez des sujets n’ayant jamais expérimenté ni exploré un pareil imaginaire. Ces processions furent ainsi les premiers instruments pédagogiques vers une uniformisation certaine de l’imaginaire religieux, où la place du corps n’était pas anodine. Selon Freyre [36] (1974: 342), il y eut «une profonde confraternisation des valeurs et des sentiments qui se serait développée plus difficilement si un autre type de christianisme avait présidé au développement de la formation sociale au Brésil, un type plus clérical, plus ascétique, plus orthodoxe; calviniste ou plus rigidement catholique; et non cette religion douce, domestique, de relation pour ainsi dire familiale entre les saints et les hommes, qu’a présidé, du haut des chapelles patriarcales des moulins, des églises toujours en fête (baptêmes, mariages, fêtes patronales, avec étendards, chrêmes et neuvaines) à la formation sociale du Brésil».

21La déportation des esclaves africains (après 1539 dans le Pernambuco [37], la première Capitainerie à avoir reçu des esclaves dans tout le Brésil) a évidemment énormément contribué à la spectacularisation des sociabilités brésiliennes. Mais ceux-ci ont jeté plus d’équivoque encore dans les usages du corps, spécialement les usages esthétiques du corps, à travers leurs religions, qu’ils ont uniformisé et syncrétisé au Brésil, pour les protéger. Les grands voyageurs, les clercs et les premiers folkloristes sont nombreux à avoir rapporté dans leurs récits [38] leur étonnement, sans qu’il ne trahisse une certaine fascination libidineuse [39], de la manière dont les esclaves dansaient, musiquaient, bref, vivaient ces fêtes. On conçoit aujourd’hui que leur traitement «pathologique» de ces danses était dû non seulement à une méconnaissance de la transe telle qu’ils ont pu l’observer sur le terrain, mais surtout à la construction sociale de la signification, dans leurs sociétés, de la sorcellerie sinon comme une hérésie, plus tard comme une maladie. On connaît dès lors tous les stéréotypes sur les corps dansants noirs, les mêmes qui ont couru (et courent encore), depuis nos colonies.

22L’apport des Africains déportés dans les conduites esthétiques religieuses a surtout été celui de l’ouverture d’une altérité radicale, matérialisable et expérimentable en soi, par la transe de possession. Si la fête et la religion au Brésil sont inséparables, elles se sont même confondues: et le lieu de cette «interpénétration» pour reprendre l’heureuse expression de Bastide, n’a pas été autre que celui de la performativité des sujets. Comme il y a toujours eu, derrière la religion, les cultes, et derrière les cultes, la transe, il a toujours été presque impossible de distinguer les phénomènes religieux des phénomènes profanes dans les fêtes et les célébrations religieuses. Encore aujourd’hui, c’est difficile: les offices d’umbanda sont appelés des toques, (du verbe tocar: «jouer d’un instrument», aussi «frapper rythmiquement») où l’on musique et où l’on chante, ou encore plus significativement, des festas. Est-ce parce que «les Brésiliens sont des êtres profondément religieux» ou parce que la religiosité s’est toujours accomplie et transmise au Brésil par une incarnation des imaginaires? De fait, l’éclatement de la binarité entre corps et psyché s’imposait, et il est lisible comme un caractère, assumé, de la brésilianité.

23Plus haut, nous évoquions une autre temporalité du maracatu que celle du carnaval. Cette autre temporalité, bien que festive également, n’a rien à voir avec celle que propose une grande fête patronisée, sociale, organisée au point que presque plus aucun débordement, et par là inversion, n’est possible. Les sambadas sont des fêtes informelles où la liberté d’être semble plus lâchée: la performativité du maracatu y est «libérée» en quelque sorte. Elles sont organisées plusieurs mois avant le carnaval, et on en profite pour y «répéter» son rôle. Elles ont lieu généralement sur le terrain d’anciennes senzalas, lieu de vie des esclaves qui ont vu naître la plupart des brincadeiras, en plein milieu des champs de canne, où l’on se réunit entre maracatuzeiros amis ou concurrents. Sans costumes, les corporéités, les vocalités, les discours et les improvisations ont libre cours. «Libéré» encore, parce que les rites de prescriptions propres à la «fermeture du corps» [40] n’y ont pas lieu comme pour carnaval.

24Traditionnellement, les groupes de maracatu sont liés à un centre religieux, un terreiro d’umbanda[41] en général. Avec à sa tête, un chef de culte se cachant le plus souvent dans le Roi, la Reine, ou la dama-do-paço, une baiana spéciale puisqu’elle érige dans sa main une poupée de chiffons ou de bois, la calunga, renfermant en elle les principes magiques du groupe. Tous les participants ne sont pas pour autant des fidèles de l’umbanda. Chaque «sortie» pour carnaval est initiée et close par des rites de protection du groupe. Certains caboclos de lança accomplissent le calço, rituel hérité d’un membre de la famille lui aussi maracatuzeiro, ou prescrit par le chef de culte. Il consiste à s’allier les dieux et à «fermer le corps», contre une bagarre, un accident, la pénétration d’une lance, mais surtout, contre la transe. Si le rituel consiste à se faire accepter et accompagner par les esprits et les divinités de chacun, ceux-ci doivent «revêtir» le corps du maracatuzeiro, ou «se loger dans son sillage [42]» et non pas le posséder, le pénétrant, pour agir à travers lui. L’altérité radicale que la transe permet d’expérimenter n’est donc pas tolérée. Si le carnaval contribue à maintenir ces conduites esthétiques dans le temps, la spectacularité le caractérisant en fait disparaître l’héritage performatif, quant à lui pleinement exploité dans les sambadas.

25Les défis, mode et code performatifs du maracatu d’antan, y ressurgissent: les maîtres d’orchestre s’y battent à coup de rimes et de mots d’esprit; les caboclos y redoublent d’acrobaties et vont même jusqu’à croiser leur lances. Corps et langues s’y délient, s’y dé-chaînent [43], l’indiscipline et l’inversion à laquelle le carnaval devrait aboutir s’y déploient: de sujet subordonné précaire et analphabète, on se transforme en artiste maître d’une tradition, de savoirs et d’une connaissance convoités et reconnus par ailleurs. Avant d’être absorbé dans le carnaval autour des années 1930 [44] suite à des migrations rurales massives vers les centres urbains, le maracatu consistait en de petit* regroupements de caboclos dont les nations venaient se croiser [45] et mesurer leurs savoirs: l’entre-soi et les codes performatifs de ces rencontres provoquaient l’apparition d’une certaine violence pas toujours étouffée [46]. Le carnaval, pour «civiliser» la forme, a interdit ces «croisades», mais également l’a affublé d’un nom provenant d’une autre brincadeira[47] plus ancienne et relevant d’un autre imaginaire, ainsi que du cortège royal sur lequel elle est fondée. Si les corps sont préparés pour carnaval de manière à être fermés à toute altérité, alors qu’ils en reçoivent sans préjugé aucun en contexte religieux, c’est que les maracatuzeiros ne considèrent pas le carnaval comme un lieu de leur reconnaissance. La créativité, l’improvisation, l’exploration des potentialités physiques ne peuvent avoir lieu au moment de la présentation du spectacle, mais en revanche dans les temporalités où elle est préparée, répétée, mise en forme. Là, le corps devient le lieu de tous les possibles, et c’est en lui que s’institue le dynamisme de la culture: les signifiants de nos jours sont bousculés par l’accélération du temps et des échanges, or la performativité semble pouvoir jouer avec son cours.

26C’est proprement dans ces fêtes, en tant qu’elles sont loin d’être une réponse socialisée à la société modèle brésilienne, que l’héritage performatif du maracatu surgit. La subversion – le dé-centrement du groupe– en effet, y a lieu. Pour chaque présentation, il faut préparer le corps à l’endroit et au moment même où il est susceptible d’être possédé par un autre (un tiers ou une entité divine), c’est-à-dire, au moment où l’on peut en être dépossédé. Les esclaves déportés ont réussi à créer un imaginaire sans jouir d’autre bien que leur corps: forcément, dans ce contexte d’anomie, la chair était assumée, explorée, et pas du tout reniée, encore moins en contexte «sacré». C’est justement en envisageant le corps dans sa complétude socio-psycho-somatique qu’ils ont pris conscience de sa puissance: des usages du corps spécifiques permettent un tout autre rapport au monde. Ils jouent avec l’espace et le temps dans lequel on évolue: ils peuvent nous chosifier, nous multiplier, comme nous rendre pleins sujets. Autrement dit, ils altèrent. C’est en expérimentant la possession que les esclaves ont fini, aussi, par la redouter. Ce corps dans lequel on accepte et on cultive la possession par d’autres entités, peut devenir celui d’un autre. Mais en terrain «inconnu» ou bien «ouvert», on fait en sorte qu’aucune altérité radicale ne le traverse, de manière à en conserver le (plein) contrôle. Le maracatu de baque solto s’est constitué historiquement entre ces «prises de possession»: l’altérité produite par la spectacularité et l’altérité produite par la performativité diffèrent. Sa pratique observée dans toutes ses temporalités le traduit. Elle traduit aussi l’insubordination alors même qu’elle ne paraît plus possible.

27Ces «politiques du sensible» [48] d’une altérité choisie, permettent finalement aux maracatuzeiros, largement précarisés, de ne pas être complètement subordonnés à leur statut social: ils s’en isolent ou y adhèrent comme bon leur semble. C’est là aussi que de la performance, en tant que forme esthétique, émane une certaine «politique» – nous entendons dissensus [49] – par l’insubordination à l’ordre des choses.

28Le maracatu de baque solto est une brincadeira complexe, dont la performativité dit beaucoup plus sur la mémoire que les symboles et les représentations (le plus souvent, des leurres) qu’il véhicule. La mémoire, comme nous l’avons montré ici, peut être envisagée en tant que performance. La performativité, inscrite et retravaillée dans les corps, supplante les symboles et permet, ici, de déjouer les débats sur l’origine religieuse du maracatu. Le caractère religieux du maracaturéside justement dans cette exploration de la praxis: le maracatu est religiosité dans cet abandon à l’expérience d’un autre. L’esthétique ne réside-t-elle pas dans ce «««supplément d’âme»»» que l’on injecte de manière plus ou moins intentionnelle [50] dans chacun de nos gestes? Les conduites esthétiques ont présidé à la formation de la société brésilienne: si on ne disposait pas des instruments intellectuels pour comprendre les rituels et les nouvelles religions des matrices culturelles se rencontrant, au moins, on les accomplissait, et ainsi leur donnait-on une présence au monde. En tant que performance brésilienne, le maracatu ne cesse de jouer (brincar) entre toutes ses appartenances, dans une pensée et une production de l’alternance telles que le métissage [51]engendre. Les maracatuzeiros jouent avec leurs doubles, choisissent leurs incarnations et leurs altérités, et naviguent entre leurs présentations de soi. Schechner [52] reconnaît qu’«en fait, si les gens n’étaient pas en contact avec leurs «je» (selves) multiples, l’art de l’acteur et la transe de possession seraient impossible»: combien sommes-nous à nous permettre de reconnaître, accepter, apprivoiser, assumer, jouer avec, naviguer entre nos différents «je» (selves)?

  • [1]

    Une multitude de noms lui a été attribuée (voir Guerra-peixe 1980, Real 1990, Silva 2006…), mais les maracatuzeiros eux-mêmes préfèrent maracatu de baque solto ou de orquestra, trouvant l’adjectif rural péjoratif. À vrai dire, l’autre forme de maracatu, urbaine, dont il ne sera pas question ici, n’est pas affublée de l’adjectif «urbano», mais des substantifs nação, ou de baque virado, ce dernier se rapportant au type de rythme sur lequel il évolue. J’utiliserai donc maracatu de baque soltoou maracatu seul, étant l’expression raccourcie la plus employée.

  • [2]
  • [3]

    Religion «afrobrésilienne» caractérisée par la possession. Ses entités divines, les orixás, ont chacune une couleur les représentant. Le pendant du candomblé bahianais dans le Pernambuco s’appelle le xangô.

  • [4]

    La première est la déesse des eaux douces, rivières et cascades et la seconde, la déesse des eaux salées, mers et océans.

  • [5]

    Cette notion de «nation» a été attribuée par le pouvoir en place et non par les esclaves eux-mêmes, cf Mello e Souza, (2006: 172). Il s’agissait en général de fraternités solidaires, réunies sous l’égide d’un saint. Notre Dame du Rosaire des Hommes Noirs est la plus référencée.

  • [6]

    Pour un riche panorama du Modernismo au Brésil, voir Olivieri-Godet & Boudoy, 2000.

  • [7]

    Un orchestre de baque solto est généralement composé d’une caixa(caisse-claire), d’un bombo (sorte de tambour haut et étroit), d’un gonguê (cloche d’origine africaine et liturgique, munie d’un manche et frappée d’un morceau de bois), d’une porca (ou cuíca), et de deux cuivres (trombone, trompette, clarinette, parfois cor de chasse…).

  • [8]

    On parle au Brésil, communément, de cultura popular.

  • [9]

    D’après Fonte Filho, C. da, 2004. Le frevo et le maracatu y ont émergé et n’existent en tant que tels que dans cet État. Les autres formes connaissent des variations dans d’autres États, ou en proviennent.

  • [10]

    Toutes les entrées en portugais proviennent du Dicionário da língua portuguesa Houaiss, Editora Objetiva, Rio de Janeiro, dans son édition de 2004.

  • [11]

    On comptait les esclaves comme des pièces (peças) et on les monnayait en fonction, notamment, de leur poids. Cf Chiavenato, 1999.

  • [12]

    Pour une définition de «l’imagination créatrice de l’acteur», se référer à l’ouvrage du même nom, de Mikhaïl Tchekhov, 1995. Paris, Pygmalion – G. Watelet.

  • [13]

    Nombreux sont les ocorridos de capoeira angola, les chants dont le refrain est repris par tous ceux qui composent la ronde, qui la désignent comme une brincadeiraou utilisent le verbe brincar pour formuler l’acte de «jouer» (ou faire de la capoeira).

  • [14]

    L’expression est issue du vocabulaire de l’«anthropologie théâtrale» fondée par Eugenio Barba en 1979, qui n’est pas une science bien que son appellation puisse porter à confusion. Son projet est de chercher des invariants dans les sociétés qui utilisent des corporéités esthétiques spécifiques pour «dilater la présence de l’acteurdanseur», technique du corps qui rend ses usages «extra-quotidiens», en oppositions aux usages de la présentation de soi. Voir Barba E. & Savarese N., (1991) 2008. L’énergie qui danse. Dictionnaire de l’anthropologie théâtrale. L’Entretemps /ISTA.

  • [15]

    Austin, J. L., (1962), 1991. Quand dire c’est faire. Paris, Points Seuil.

  • [16]

    Entrée «Performance» du Trésor de la Langue Française Informatisé, sur le site web atilf.atilf.fr.

  • [17]

    Une autre discipline en France utilise la notion de performance, c’est l’anthropologie de la danse. Nous n’en discuterons pas ici puisque cette discipline ne s’intéresse qu’à l’objet «danse», par ailleurs très difficile, voire impossible, à arrêter dans une définition. Cf Grau A. & Wierre-Gore G., 2005. Anthropologie de la danse: genèse et construction d’une discipline. Pantin, CND.

  • [18]

    Schechner (2002: 28) explique que les Performance studiess’intéressent au «comportement» (behavior) au sens de l’anthropologue Clifford Geertz, pour qui tout comportement (behavior) est une action sociale (social action).

  • [19]

    Voir Goffman, E., 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. 1-La présentation de soi. Paris, Minuit.

  • [20]

    The work of performance is «explaining showing doing», op. cit. (2002: 22)

  • [21]

    Voir l’essai de KAPROWA., 1993. Essays on the blurring of Art and Life. Berkeley, University of California Press, ainsi que 1983, «The real Experiment». Artforum XXII, n°4, p.36-43 sur les notions de «Artlike Art and Lifelike Art».

  • [22]

    C’est arrivé lors du colloque de fondation à la Maison des Cultures du Monde à Paris, en 1995, lors duquel Jean-Marie Pradier a posé son premier manifeste, et Armindo Bião, une approche bahianaise de l’ethnoscénologie. Voir Internationale de l’Imaginaire, n°5,1996. «La scène et la terre. Questions d’ethnoscénologie». Paris, MCM/Babel.

  • [23]

    Voir, notamment, Pradier, 2007. «Ethnoscénologie. Les incarnations de l’imaginaire»; 1996. «Ethnoscénologie. La profondeur des émergences».

  • [24]

    Cette discipline, scientifique et consacrée au théâtre tel que nous l’entendons dans les sociétés occidentales, n’est pas à confondre avec l’«anthropologie théâtrale» d’Eugenio Barba, même si elles collaborent.

  • [25]

    Internationale de l’Imaginaire, op. cit., p 249-254.

  • [26]

    Idem, ibidem, p.250

  • [27]

    Bião, Armindo, 2007. «Um trajeto, muitos projetos» in Biao (org.), Artes do corpo e do espetáculo: questões de etnocenologia. Salvador/PA, 2007, p.21-42.

  • [28]

    Grotowski parle d’«art comme véhicule», ayant emprunté l’expression à Peter Brook.

  • [29]

    Grotowski, Jerzy, 1997. «Anthropologie théâtrale: la «lignée organique» au théâtre et dans le rituel», Leçon Inaugurale au Collège de France. Villefranche du Périgord, Le livre qui parle.

  • [30]

    Je souligne ici, même si chez Schechner, tout, et ce très logiquement, peut être étudié «en tant que» performance (2002: 32-35).

  • [31]

    Dans son article, Bião élabore une approche théorique des objets de l’etnocenologia en les séparant au niveau de leur degré de «spectacularité»: dans l’ordre «substantivement», «adverbialement» et «adjectivement» spectaculaire. Voir Bião, 2007. «Um trajeto, muitos projetos», op. cité.

  • [32]

    Beaucoup d’entre eux sont au chômage suite à la mécanisation croissante de la culture de la canne.

  • [33]

    Dès les XIe et XIIesiècles in Baty G. & Chavance R., (1932: 71-86).

  • [34]

    «On dansait, on courtisait et on présentait des comédies amoureuses dans les églises brésiliennes jusqu’au XIXe siècle. La chose paraît avoir fait trembler Rome. Une pastorale de 1726 recommandait aux prêtres de Pernambuco de ne pas consentir à des représentations dramatiques, des comédies et des bals dans l’intérieur de leurs églises. Sans aucun effet». In Freitas, Léa, 2003. «Le métissage au Brésil vu à travers les fêtes». Hermès, n°35, p.264

  • [35]

    Galante de Souza, J., 1960.

  • [36]

    Gilberto Freyre a été l’un des premiers grands socio-anthropologues brésiliens. Le fait qu’il soit pernambucano et qu’il ait travaillé sur les populations des régions sucrières du Pernambuco est de fait plus intéressant pour nous, puisqu’il s’agit de la localité d’origine du maracatu de baque solto.

  • [37]

    Les premiers esclaves noirs du Pernambuco ne provenaient pas d’Afrique, mais du Portugal ou des îles et territoires déjà colonisés par lui, depuis lesquels ils suivaient leur maître jusqu’au nouveau monde. Voir Ribeiro R., (1978: 9).

  • [38]

    Pereira da Costa, dans son dense ouvrage élaboré entre 1872 et 1923, Folk-lore Pernambucano, en relate de nombreux exemples, devenus des citations classiques pour les folkloristes et anthropologues subséquents.

  • [39]

    Les références sexuelles outrées voire horrifiées sont omniprésentes…

  • [40]

    Le rite de «fechar o corpo» est décrit par Câmara Cascudo dans Meleagro (1975: 67-71) à l’intérieur du catimbó, vestige métis d’un chamanisme magique extrêmement déprécié, même en campagne aujourd’hui. On parle de calço, du verbe calçar, «chausser», «revêtir».

  • [41]

    Dans la Zona da Mata Norte, et d’après mes propres observations, la plupart de ces cultes sont nominalisés comme umbanda-jurema. Ils associent les célébrations des orixás du xangô, des mestresesprits du spiritisme kardéciste (appelé aussi umbanda), ainsi que de la plante sacrée jurema(Mimosa Hostilis). Ces cultes sont ainsi métis, complexes, et dit-on, il n’y a pas deux maisons de culte qui procèdent de la même manière dans leur liturgie. Ces religions fonctionnent au secret (initiatique), au sens de Zempleni, (1976: 313-324).

  • [42]

    Entretien avec Mestre Luiz Caboclo, Chã de Camará, Aliança – PE, mars 2007.

  • [43]

    En référence à W. Lhamon qui, dans Raising Caïn, montre comment les performances des Minstrels dans leur premiers temps, permettaient aux Noirs esclaves et affranchis de «se lever», «dé-chaînés», contre le pouvoir en place.

  • [44]

    Attesté pour la première fois chez Freyre, en 1934 (Guerra-Peixe, 1955: 94). Pour un historique du maracatu de baque solto, toujours imprécis à cause de la destruction des archives ayant trait à l’esclavage en 1893, et son contexte d’émergence dans une culture de l’oralité et de la performativité, voir Real (1990: 71-82) et Guerra-Peixe (1985: 91-104).

  • [45]

    Entretien avec l’historien Severino Vicente da Silva (Recife, mars 2007), auteur de deux récents ouvrages sur le maracatu de baque solto.

  • [46]

    Il est arrivé que les nations, quittant les champ de canne, laissent derrière elles quelques cadavres, des règlements de compte se greffant sur ces rencontres. Faits dont ont profité les politiques pour les interdire, contribuant à leur disparition.

  • [47]

    Il s’agit du maracatu nação, ou de baque virado, issu des couronnements des Rois Congo, rois et reines élus par des fraternités d’esclaves réunies et légiférées, jusqu’à un certain point, sous l’égide de l’Église. Aujourd’hui encore, ils défilent pour carnaval, et leur lien au xangô(nagô), version pernambucana du candomblé, est plus ostentatoire.

  • [48]

    Nous empruntons l’expression et sa définition à J. Rancière (2004: 48), reprise par F. Laplantine (2005: 149-150).

  • [49]

    Selon la définition de J. Rancière développée dans Aux bords du politique, 1991.

  • [50]

    L’expression fait référence au critère d’intentionnalité chez Denis Laborde, (2000): «Selon un partage entériné par les historiens de l’art, je distingue l’artistique de l’esthétique sur la base du critère de l’intentionnalité. L’esthétique est le lieu d’une mobilisation émotionnelle, intentionnelle ou non. L’artistique s’applique à toute production intentionnellement esthétique (indépendamment de la valeur attribuée». In Editorial, Socio-anthropologie, Cultures-Esthétiques, n°8.

  • [51]

    Au sens de Nouss et Laplantine, 2001.

  • [52]

    Schechner, (2002: 28). «In fact, if people did not ordinarily come into contact with their multiple selves, the art of acting and the experience of trance possession would not be possible».

Héritage performatif et construction sociale du maracatu de baque solto (Pernambuco, Brésil) : contribution esthétique des études de la performance à une anthropologie des usages du corps (2024)

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